Panorama

Le commerce illicite d’espèces sauvages : modes opératoires et itinéraires de transport en Afrique occidentale et centrale

24 octobre 2021
Par la Environmental Investigation Agency

Le commerce illicite d’espèces sauvages représente une menace pour la biodiversité et les écosystèmes, la santé publique, la bonne gouvernance, les économies et la sécurité partout dans le monde. Étant donné que les marchés sources et de destination se situent souvent à des endroits opposés de la planète, les délinquants exploitent les systèmes de transport internationaux existants pour déplacer leurs produits. Les autorités douanières ont donc un rôle essentiel à jouer pour entraver ces activités et doivent être équipées des connaissances, des ressources et des capacités nécessaires pour tirer pleinement parti de leur position stratégique.

La Environmental Investigation Agency (EIA) [1] est une organisation non gouvernementale de lutte contre la criminalité environnementale qui se spécialise, depuis plus de 35 ans, dans le combat contre le trafic illicite d’espèces sauvages. Le présent article a vocation à partager les données que nous avons recueillies et les résultats des analyses et enquêtes que nous avons menées sur les modes opératoires et les itinéraires de transport suivis par les trafiquants en Afrique occidentale et centrale, avec un accent particulier sur le Nigeria. Le pays est en effet devenu la principale plaque tournante pour l’ivoire et les écailles de pangolin sortant illicitement d’Afrique à destination des marchés asiatiques.

Déplacement vers l’Afrique occidentale et centrale

Dans son rapport Out of Africa de décembre 2020, l’EIA révèle qu’un changement notable est intervenu dans les activités de trafic d’ivoire et de pangolins. Ces dernières se sont déplacées de l’Afrique orientale et australe vers l’Afrique occidentale et centrale, les produits ayant pour destination finale l’Asie de l’Est et du Sud-est.[2] Rien que cette année, la Douane du Nigeria a saisi près de 17 tonnes d’ivoire et d’écailles de pangolin à l’occasion de deux opérations, l’une en janvier et l’autre en juillet, ce qui illustre le rôle central du Nigeria dans le commerce illicite d’espèces sauvages à grande échelle mais aussi le travail mené par les autorités douanières.[3]

Si les douanes de la région ont réalisé quelques importantes saisies d’espèces sauvages, il reste encore d’énormes défis à relever pour s’assurer qu’elles puissent contribuer aux efforts de dissuasion et de lutte contre la criminalité liée aux espèces sauvages. La pandémie de COVID-19 n’a fait qu’exacerber la situation. Les données de l’EIA montrent que les trafiquants d’espèces sauvages profitent de la corruption, du manque de matériel de scanographie et de la réduction des effectifs déployés durant la pandémie pour passer des produits de la faune et de la flore à travers les frontières.

Les activités des réseaux criminels présents dans les principaux centres d’exportation d’Afrique occidentale et centrale touchent de vastes pans des forêts tropicales et des savanes de la région et sont une menace continue pour les éléphants et les espèces de pangolins (à ventre blanc, à ventre noir et géants) qui s’y abritent. Les routes de contrebande passent par plusieurs pays, parmi lesquels le Togo, le Cameroun, le Gabon, la République démocratique du Congo, la République du Congo, la République centrafricaine, le Liberia, la Côte d’Ivoire et le Bénin.

Les plaques tournantes de transit et d’exportation de la chaîne du trafic illégal d’espèces sauvages

© Environmental Investigation Agency
La Douane du Nigeria a saisi des défenses d’éléphant, des écailles de pangolin, ainsi que des crânes, des dents et des griffes de lion en février 2021.

Depuis 2016, le Nigeria a été impliqué dans des saisies mondiales pour près de 40 tonnes d’ivoire et 184 tonnes d’écailles de pangolin. Dans de nombreux cas, l’ivoire et les écailles ont été retrouvés dans le même envoi, ce qui témoigne d’un haut degré de convergence entre ces deux produits.

Les trafiquants d’ivoire et d’écailles sont probablement impliqués dans d’autres types de trafic de produits liés aux espèces sauvages tels que les cornes de rhinocéros, les dents de lion, les hippocampes et les ailerons de requins, ainsi que les peaux d’âne et le bois.

En menant des opérations d’infiltrations en Afrique occidentale et centrale, l’EIA a découvert comment l’ivoire et les écailles de pangolin sont passés en contrebande à travers la région, à l’entrée et à la sortie du Nigeria. Il arrive fréquemment, par exemple, que les produits illicites d’espèces sauvages soient achetés auprès de fournisseurs au Cameroun avant d’être vendus à des clients au Nigeria et à l’étranger, principalement à des acheteurs vietnamiens et chinois. On sait que des négociants basés à Lagos sont de connivence avec des commissionnaires en douane qui entretiennent, pour leur part, des liens privilégiés avec des fonctionnaires corrompus, en particulier dans les bureaux de douane de ports maritimes ou d’aéroports spécifiques. Ils peuvent ainsi exporter des quantités ahurissantes d’ivoire et d’écailles de pangolin. Ces activités hautement organisées et sophistiquées, qui s’étendent sur plusieurs juridictions, constituent non seulement des infractions aux législations douanières et environnementales, mais aussi des délits au sens du droit pénal, relevant de la criminalité organisée, de l’association de malfaiteurs, du blanchiment de capitaux et de la corruption.

Moyens cachés

© Environmental Investigation Agency
Des écailles de pangolin passées en contrebande à la sortie du Nigeria et montrées aux enquêteurs de l’EIA

Il est notoire que les trafiquants en Afrique occidentale et centrale recourent aux services des grandes compagnies de transport maritime et aérien pour transporter leurs marchandises illicites. Parmi ces dernières figurent Maersk, Pacific International Lines, Ethiopian Airlines, Turkish Airlines et Emirates Airlines.[4] Les contrebandiers utilisent une série de moyens cachés ou des marchandises « de remplissage » pour dissimuler l’ivoire et les écailles de pangolin, leur choix étant dicté par la légalité de la marchandise choisie, par son prix et par sa ressemblance aux produits de contrebande, au niveau de la forme et de la taille. Par exemple, les noix de cajou sont couramment utilisées pour cacher les écailles de pangolin transportées par fret maritime vers l’Asie depuis le Nigeria, le plus souvent depuis le port maritime d’Apapa. D’autres types de produits utilisés par les trafiquants sont les peaux d’âne, les racines de gingembre, les arachides, les fèves, le bois, le plastique, le charbon, l’huile de palme et les graines de moringa.

Du Nigeria au Vietnam

Pour exporter leurs marchandises illégales, les négociants au Nigeria travaillent en étroite collaboration avec des affréteurs dans de grands centres d’activité tels que le port maritime d’Apapa et l’aéroport de Lagos. Bien qu’il existe des liaisons directes entre le Nigeria et les ports du Vietnam, comme ceux de Hai Phong, de Da Nang et d’Hô Chi Minh-Ville, la plupart des syndicats du crime choisissent des itinéraires impliquant un transbordement et/ou un transit, notamment par la Malaisie et Singapour, pour éviter les risques de détection. Durant le transit, les commissaires en douane impliqués reconditionnent les marchandises et n’hésitent pas à remplacer les connaissements avant que les produits ne poursuivent leur route vers le Vietnam et la Chine par voie aérienne, maritime ou terrestre. À l’arrivée, les commissaires en douane à destination se chargent du dédouanement des envois avant de les expédier aux importateurs, qui vendent alors les produits à des personnes qui se chargeront de leur ouvraison et/ou aux consommateurs finaux.

Tableau : Exemples de saisies à grande échelle d’ivoire et d’écailles de pangolin impliquant le Nigeria et le Vietnam[5]

Le rôle de la corruption

Il est universellement reconnu que la corruption vient huiler les rouages de la criminalité organisée et les crimes liés aux espèces sauvages ne font pas figure d’exception.[6] Les trafiquants d’espèces sauvages considèrent le Nigeria comme un pays « sûr » pour le commerce et le transport de produits illégaux, en particulier parce qu’il y est facile de verser des bakchichs – et que ces « dons » y sont tout aussi facilement acceptés. La corruption permet aux délinquants d’empêcher que leurs activités ne soient découvertes et leurs produits saisis ; elle leur garantit de ne pas se faire arrêter et elle leur permet même de récupérer leurs marchandises dans les rares cas où ces dernières ont été confisquées par les autorités. Jusqu’à 70 % des sommes exigées par les agents en douane corrompus partent en pots-de-vin versés à des fonctionnaires et au personnel des sociétés de transport impliqués dans le processus de contrôle du fret.

Nos recherches montrent que les trafiquants au Nigeria construisent généralement un véritable réseau d’individus corrompus, parmi lesquels figurent des membres du personnel des sociétés de transport, de la douane et de la sécurité portuaire chargés d’inspecter les envois. Tous travaillent en équipe et se partagent les dessous-de-table payés par les trafiquants et les transporteurs. Par ailleurs, certains éléments de preuve montrent que les trafiquants utilisent des sociétés écrans pour dissimuler la vraie nature de leurs affaires, recourant à une première entreprise à deux ou trois reprises avant de passer à une autre.

Incidence de la COVID-19

© Environmental Investigation Agency
Ivoire brut proposé à la vente par des commerçants au Nigeria durant les enquêtes de l’EIA

Les mesures découlant de la COVID-19 ont eu des répercussions sur le trafic d’espèces sauvages et ont créé une situation dynamique. Les données de l’EIA indiquent une chute importante du nombre de saisies d’ivoire et d’écailles de pangolin déclarées en 2020 et en 2021 par rapport aux années précédentes, ce qui est probablement dû aux restrictions sur les déplacements internationaux et à la réduction des vols de passagers en lien avec la pandémie. Cette diminution peut être aussi due à une disponibilité moindre du personnel des services répressifs chargés de mener des enquêtes et de détecter les envois suspects aux frontières ainsi qu’à une réduction du nombre de rapports concernant les saisies d’espèces sauvages, les priorités ayant changé face à la pandémie. Toutefois, les enquêtes de l’EIA confirment que le trafic d’ivoire et d’écailles de pangolin se poursuit malgré la pandémie, comme en témoigne la saisie effectuée par la Douane du Nigeria qui a intercepté près de 17 tonnes de ces deux produits entre janvier et août 2021.

Les acheteurs vietnamiens et chinois qui venaient au Nigeria par le passé pour mener leurs transactions n’ont pas pu voyager durant la pandémie. Les trafiquants se sont entre-temps adaptés aux restrictions imposées sur les voyages et sur le transport et tant les fournisseurs que les acheteurs recourent de plus en plus aux plates-formes de communication en ligne et aux réseaux sociaux. De plus, les témoignages de trafiquants laissent supposer que tout au long de la pandémie, de grandes quantités de produits de contrebande d’espèces sauvages ont été stockées en attendant que les affaires reprennent dans l’après-COVID-19.  Tandis que les voyages internationaux reprennent, il sera particulièrement important pour les douanes et les services répressifs de maintenir et de renforcer les contrôles aux points de passage frontaliers.

Il semble aussi que les contrôles moins sévères aux ports maritimes aient encouragé les délinquants à recourir en continu au transport maritime pour leurs activités. Bien que les renseignements recueillis semblent indiquer que le trafic se soit ralenti en bout de chaîne en Asie, il est à parier que les marchandises continuent d’être expédiées au Vietnam et en Malaisie par voie maritime.

La corruption s’est également maintenue pendant la pandémie. Les renseignements indiquent que les travailleurs aux ports maritimes sont plus disposés à accepter des pots-de-vin de la part des trafiquants pour faire face aux difficultés économiques qu’ils rencontrent comme conséquence des confinements nationaux et que le prix demandé pour le dédouanement des envois d’ivoire et d’écailles de pangolin a augmenté durant ces périodes.

Conclusion

Il est absolument essentiel de détecter les cas de corruption au sein des services gouvernementaux concernés, parmi lesquels la douane, et de résoudre le problème pour lutter efficacement contre la criminalité liée aux espèces sauvages. L’EIA encourage les autorités douanières nationales à travailler en étroite collaboration avec les organes nationaux de lutte contre la corruption afin de s’assurer que les individus corrompus fassent l’objet d’une enquête et soient poursuivis en conséquence.

Compte tenu de la nature transnationale du trafic d’espèces sauvages, une coordination internationale et régionale est fondamentale pour entraver les activités des délinquants et pour endiguer ce type de délinquance. En outre, il est nécessaire d’encourager les sociétés de transport, les commissaires en douane, les affréteurs et les autres opérateurs privés à améliorer la sécurité de la chaîne d’approvisionnement et de transport et à coopérer concrètement avec les douaniers afin de détecter le trafic d’espèces sauvages, de saisir les envois et d’ouvrir des enquêtes. Les populations d’éléphants et de pangolins sont gravement menacées en Afrique occidentale et centrale : nous n’avons tout simplement plus de temps à perdre.

En savoir +
rachelmackenna@eia-international.org

 

[1] The Environmental Investigation Agency, https://eia-international.org/

[2] EIA (2020), Out of Africa: How West and Central Africa have become the epicentre of ivory and pangolin scale trafficking to Asia [rapport en ligne]. Voir  https://reports.eia-international.org/out-of-africa/ [consulté le 08/09/2021 – en anglais uniquement].

[3] EIA (2021). Huge ivory and pangolin scale bust in Nigeria is a chance to disrupt wildlife crime networks [article en ligne]. Voir https://eia-international.org/news/huge-ivory-and-pangolin-scale-bust-in-nigeria-is-a-chance-to-disrupt-wildlife-crime-networks/ [consulté le 08/09/2021] ; Nigeria seizes seven tonnes of pangolin scales as analysis launches to help it fight wildlife crime [article en ligne]. Voir https://eia-international.org/news/nigeria-seizes-seven-tonnes-of-pangolin-scales-as-study-launches-to-help-it-fight-wildlife-crime/ [consulté le 08/09/2021 – en anglais uniquement].

[4] L’EIA a entamé des discussions préliminaires avec ces sociétés et continuera à partager des renseignements qui peuvent être exploités afin de contribuer à la lutte contre ce trafic.

[5] Global Environnemental Crime Tracker de l’EIA pour la lutte contre les délits environnementaux

[6] ONUDC, Corruption and wildlife and forest crime [article en ligne]. Voir https://www.unodc.org/unodc/en/corruption/wildlife-and-forest-crime.html [consulté le 08/09/2021 – en anglais uniquement].