Expliquer l’utilisation des tarifs préférentiels : de nouvelles perspectives
25 juin 2024
Par Sebastian Ahlstich, doctorant, Copenhagen Business School and Lars Karlsson, responsable mondial des services de conseil en matière de commerce et douane, A.P. Møller-MaerskMaersk est une société de services de transport, de logistique et de conseil en matière de commerce qui appuie, depuis de nombreuses années, divers projets de recherche. Le présent article offre un résumé d’un futur document de recherche qui examine les niveaux d’utilisation des tarifs préférentiels par les importateurs dans l’Union européenne et tente d’offrir quelques explications à ce sujet.
Au cours des 20 dernières années, les accords commerciaux préférentiels (ACP) sont devenus monnaie courante dans le paysage commercial international. Fin 2023, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) avait reçu des notifications concernant 365 accords de ce type, dont plus de 80% étaient entrés en vigueur après 2000.[1] La part des échanges internationaux éligibles à un traitement préférentiel s’est par conséquent considérablement accrue.
L’analyse de l’utilisation des accords préférentiels présente un intérêt tout particulier pour la recherche académique et des études récentes se sont penchées sur les raisons qui poussent les importateurs à ne pas profiter de la possibilité de faire des économies sur les droits de douane, notamment en ne sollicitant pas les avantages tarifaires offerts par les accords commerciaux préférentiels.
Deux facteurs principaux ont été relevés pour expliquer la non-utilisation des tarifs préférentiels :
- les coûts administratifs élevés, en particulier ceux associés au respect des exigences prévues par les règles préférentielles en matière d’origine ;
- les faibles marges préférentielles, c’est-à-dire la différence moindre qui existe entre les taux de droit découlant du principe de la nation la plus favorisée (NPF) et les taux de droit préférentiels.
Hypothèse
Les accords commerciaux préférentiels établissent des droits de douane et des exigences pour la détermination de l’origine pour des produits individuels ou des catégories de produits identifiés en fonction de leur code respectif dans le Système harmonisé (SH). Si les coûts administratifs et les marges préférentielles étaient les seuls facteurs déterminants dans l’utilisation des ACP, on pourrait s’attendre à ce que les niveaux d’utilisation des préférences pour un produit donné soient similaires d’un importateur à l’autre dans le cadre d’un même accord.
ALE UE–Corée
Pour tester cette hypothèse, nous avons décidé de mener une étude centrée spécifiquement sur un seul accord et sur l’utilisation du traitement préférentiel uniquement au niveau des chapitres du SH, c’est-à-dire au niveau des deux premiers chiffres des codes tarifaires. Nous avons choisi l’accord entre la République de Corée et l’Union européenne (UE), et nous avons examiné les transactions impliquant des importateurs de l’UE en 2022. Compte tenu du fait que la Commission européenne a le mandat exclusif de négocier des accords commerciaux au nom des 27 États membres de l’UE, les exigences administratives et les marges préférentielles particulières aux ACP sont identiques pour tous les pays de l’Union. Nous nous attendions donc à une variation insignifiante des taux d’utilisation du traitement préférentiel entre États membres de l’UE pour un même produit importé depuis la Corée.
Nous avons calculé des taux d’utilisation des préférences (PUR de son acronyme anglais, dans le graphique ci-dessous) pour chaque chapitre du SH et pour chaque État membre, en nous basant sur les données concernant les importations non éligibles à un traitement préférentiel et les importations qui sont finalement entrées sur le territoire de l’UE sous le taux préférentiel. Le graphique n° 1 illustre la marge d’utilisation des préférences sur les importations entrant dans les pays de l’UE depuis la République de Corée, par chapitre du SH. Chaque ligne représente l’écart interquartile (distribution statistique) des taux d’utilisation des États membres pour un chapitre du SH donné. Les lignes plus courtes indiquent que l’utilisation dans ce chapitre est semblable pour les 27 États membres. En revanche, les lignes plus longues indiquent une grande variation du taux d’utilisation entre les États membres pour un même produit donné.
Nous avons ensuite comparé les chiffres relatifs aux importations pour deux catégories de produits en provenance de Corée : le chapitre 39 (Matières plastiques et ouvrages en ces matières) et le chapitre 74 (Cuivre et ouvrages en cuivre). Pour les matières plastiques, le taux d’utilisation des préférences applicables est relativement élevé, puisqu’il se situe entre 93 % et 97 %, avec un taux médian de 95 %. Pour le cuivre, par contre, le taux d’utilisation est bien plus contrasté, variant de 2 % à 90 %, avec un taux médian en dessous de 34 %.
Sur la base de l’ensemble de ces données, nous pouvons en conclure que l’utilisation des préférences applicables aux produits couverts par le chapitre 39 est généralement élevée et que la variation des taux d’utilisation entre États membres de l’UE est relativement faible, ce qui signifie que les opérateurs commerciaux utilisent les préférences de manière comparable. Ce résultat paraît logique et est conforme à notre hypothèse, puisque les entreprises de tous les pays de l’UE sont soumises aux mêmes exigences administratives et ont accès aux mêmes avantages.
En revanche, les taux d’utilisation pour le chapitre 74 sont bien plus faibles et présentent de plus grands écarts : si les négociants dans certains pays font bon usage des préférences applicables, dans d’autres pays, les opérateurs commerciaux n’y recourent pratiquement pas, ce qui contredit notre hypothèse.
Si nous revenons au graphique n° 1, nous pouvons observer que le premier exemple (le chapitre 39) semble être plutôt l’exception qui confirme la règle, illustrée en l’occurrence par le second exemple (le chapitre 74). Ainsi, bien que les exigences administratives et les marges préférentielles soient identiques au sein de l’UE, les taux d’utilisation pour un même produit varient grandement d’un État membre à l’autre.
Principales constations
Notre analyse nous permet de tirer deux constats. Tout d’abord, l’utilisation des préférences varie grandement selon les produits. Cela semble être dû principalement à l’interaction entre les marges préférentielles et la rigidité des obligations liées aux règles d’origine, qui rend l’usage des taux préférentiels plus attrayants pour certains chapitres du SH que pour d’autres.
Autre élément important dans le cadre de notre étude, bien que les marges préférentielles et les exigences en matière de règles d’origine soient identiques partout dans l’UE, il existe une variation importante au niveau de l’utilisation des préférences pour un même produit entre les pays importateurs de l’UE. Des tendances semblables ont été observées lors de l’analyse des positions du SH (codes tarifaires à quatre chiffres) ou des sous-positions (codes tarifaires à six chiffres). Un examen exclusif des déterminants par produit ne permet donc pas d’expliquer la différence importante qui apparaît entre pays concernant le taux d’utilisation de préférences pour une même catégorie de produits.
Élargir la portée de l’étude
Cette conclusion nous amène tout naturellement à nous poser la question de savoir si les entreprises dans certains pays utilisent systématiquement mieux des préférences équivalentes. Pour y répondre, nous avons analysé la distribution des taux d’utilisation des préférences pour tous les ACP de l’UE et les États membres de l’UE. Une analyse initiale semble indiquer que certains négociants dans quelques États membres font généralement bon usage des taux tarifaires préférentiels. En 2022, par exemple, le taux d’utilisation des ACP par les importateurs basés en Grèce se situait entre 90 % et 100 %. Le taux d’utilisation par les importateurs d’autres pays, par contre, est plus bas de manière générale, et se caractérise par une variabilité bien supérieure en fonction de l’accord appliqué. Si l’usage qui est fait de certains ACP dans ces pays reste bon, avec un taux d’utilisation atteignant souvent près de 90 %, d’autres accords sont nettement moins mis à contribution, avec des taux se situant entre 50 % et 60 %.
Notre étude suggère deux explications possibles pour ces énormes différences entre les pays :
- Les autorités douanières nationales peuvent être plus rigoureuses dans certains États membres que dans d’autres en matière de contrôles et d’application des exigences administratives. En conséquence, bien que les règles et les obligations légales minimales qui sont imposées pour bénéficier d’un traitement préférentiel soient identiques dans toute l’UE, il est plus difficile de tirer profit des préférences dans certains pays que dans d’autres.
- Les opérateurs commerciaux dans certains pays seraient moins intéressés par, ou aurais moins de capacités à solliciter le traitement tarifaire préférentiel que dans d’autres. Si les entreprises dans certains pays demandent systématiquement moins le traitement préférentiel (par exemple, parce qu’elles ne sont que peu informées des conditions d’éligibilité de leurs produits à un taux préférentiel), les taux d’utilisation dans ces pays est naturellement plus bas.
Expérience du secteur privé
Dans le cadre de l’étude, nous avons interviewé des importateurs et analysé des transactions spécifiques. Nous avons constaté, notamment, que les autorités douanières nationales dans l’UE disposent d’un pouvoir discrétionnaire important pour décider des preuves documentaires spécifiques que les importateurs doivent fournir afin de bénéficier des taux de droit préférentiels.
Tout d’abord, les douanes doivent décider s’il existe des raisons de croire que l’importateur n’a pas respecté les règles et s’il est nécessaire de lui demander des informations complémentaires. Face à un cas similaire ou identique, certaines administrations estiment que l’importateur remplit les exigences tandis que d’autres suivent une approche plus stricte ou disposent tout simplement de plus de capacité pour mener des contrôles supplémentaires et exigent en conséquence de l’importateur qu’il fournisse d’autres renseignements.
Ensuite, étant donné que toutes les situations sont différentes, les autorités douanières des États membres de l’UE ont le pouvoir discrétionnaire de décider des éléments de preuve que les importateurs doivent présenter. Il n’existe pas de liste de documents, gérée de manière centralisée et pleinement harmonisée, qui puisse être demandée et acceptée par toutes les administrations des douanes de l’UE.
Ces réalités devraient être prises en considération lors de l’examen des taux d’utilisation des préférences.
Voie à suivre
L’étude propose en conclusion deux pistes de réflexion pour des travaux de recherche futurs.
Tout d’abord, nous montrons que les explications actuellement présentées pour justifier la sous-utilisation des préférences au niveau des produits ne nous éclairent pas sur les raisons qui étayent les différences significatives qui sont constatées entre les pays en la matière. Sur la base des chiffres obtenus dans le cadre de l’étude, nous proposons de centrer davantage notre attention sur le travail des administrations des douanes nationales et sur leurs interactions avec les opérateurs commerciaux en vue de mieux comprendre le phénomène de la sous-utilisations des accords commerciaux préférentiels.
Ensuite, sur un plan plus général, nos travaux de recherche actuels se veulent aussi un appel au lancement d’une étude plus détaillée concernant l’utilisation des préférences, qui va au-delà des caractéristiques spécifiques par produit et incorpore le rôle de toutes les parties prenantes concernées. Ces travaux exigeront une coopération accrue entre le monde académique et les interlocuteurs du secteur public et privé.
En savoir +
sa.egb@cbs.dk
lars.karlsson@maersk.com
[1] OMC, Base de données Accords commerciaux régionaux, 1 2024, https://rtais.wto.org/UI/PublicMaintainRTAHome.aspx