Exploiter le renseignement géospatial : l’expérience du Nigéria
27 octobre 2025
Par Ahmed Labaran, Administration des douanes du Nigéria (NCS)
Dans le numéro de juin 2019 d’OMD actu, le Secrétariat de l’OMD encourageait les administrations douanières à envisager d’utiliser des géodonnées pour gérer les frontières plus efficacement. Après le Niger, c’est aujourd’hui au Nigéria de partager son expérience de l’utilisation du renseignement géospatial (GEOINT) qui combine images satellitaires, systèmes d’information géographique (SIG), télédétection, données de positionnement et analyses.
Le renseignement géospatial : pourquoi et pourquoi maintenant ?
Les paysages des zones frontalières des pays africains sont très variés. Les vastes étendues de déserts, de forêts, de rivières et de lacs regorgent de défis pour les administrations douanières qui s’efforcent de surveiller les activités transfrontalières.
Voici quelques exemples des problèmatiques les plus fréquentes :
des frontières poreuses, sur lesquelles on trouve des centaines de points de passage officieux ;
des pouvoirs publics peu présents, puisqu’il est souvent trop coûteux de mettre sur pied des patrouilles frontalières permanentes compte tenu de l’étendue du territoire à couvrir ;
la capacité des criminels et des trafiquants à adapter rapidement leurs tactiques, en tirant parti du terrain et de la connaissance qu’ils en ont ;
l’instabilité politique, qui entraîne des déplacements de populations, la création de camps et la modification soudaine des flux commerciaux ;
l’absence de connexion informatique ou d’électricité dans certains postes-frontières ;
la fragmentation des données : les services des douanes, de l’immigration, de la police, de la défense et de l’environnement disposent chacun de leurs propres bases de données, cloisonnées, et ont du mal à échanger des informations à cause de l’incompatibilité des systèmes informatiques qu’ils utilisent.
Figure 1 – Border permeability in Nigeria / Source: CGIU Unit
Dans ce contexte, le renseignement géospatial (GEOINT) est plein de promesses. Nouveau paradigme de la connaissance, presque une discipline à part entière, le GEOINT combine l’imagerie satellitaire, les systèmes d’information géographique (SIG), la télédétection, les données de positionnement et l’analyse pour donner une représentation visuelle des caractéristiques géographiques, des activités et des changements au fil du temps.
Le GEOINT apporte une solution à des problèmes de longue date dans la gestion des frontières, en particulier dans les zones sujettes aux conflits et difficiles d’accès, en permettant aux autorités douanières de voir, de mesurer et de prévoir les événements dans l’espace et dans le temps, comme expliqué ci-après.
Voir : les images satellitaires presque en temps réel, les flux de données des drones et les signaux AIS/ADS-B fournissent une image dynamique des zones frontalières, des ports et des couloirs de transport.
Mesurer : en permettant la collecte, l’organisation et la gestion des données géographiques, les SIG aident à cartographier les points chauds, à mesurer les déviations d’itinéraire et à quantifier les changements environnementaux (par exemple, la construction soudaine d’une piste d’atterrissage ou l’augmentation de l’éclairage nocturne à proximité de passages frontaliers officieux).
Prévoir : les modèles d’apprentissage automatique permettent de prévoir les schémas de trafic, les pics saisonniers et les débordements de conflits qui menacent les routes commerciales et les recettes.
Le GEOINT ne remplace ni l’expertise humaine ni la coopération entre services : il les enrichit en apportant un cadre géospatial unique dans lequel les services peuvent recouper les données, coordonner leurs interventions et allouer leurs ressources plus efficacement.
Notre époque est propice à l’adoption du GEOINT par les douanes. Les constellations de satellites commerciaux à haute résolution ont fait baisser les coûts ; la couverture mobile et les appareils compatibles GNSS sont désormais très répandus ; et les plateformes géospatiales basées sur le cloud ont réduit les barrières à l’entrée.
Figure 2 – Localisation des saisies effectuées ces derniers mois. Source : unité GEOINT.
Capacités GEOINT pertinentes pour les douanes
Une solution GEOINT moderne pour les douanes comprend des capteurs, des plateformes, des analyses et des manuels opérationnels.
Il est question d’exploiter les données ci-après.
Des images satellitaires saisies par des capteurs optiques et radar, utiles pour repérer les nouvelles pistes, les franchissements de cours d’eau ou les sites de stockage dissimulés. Les images optiques ressemblent à des photographies et sont faciles à interpréter, tandis que les images radar, bien que granuleuses et monochromes, fonctionnent dans toutes les conditions météorologiques, de jour comme de nuit, et permettent de détecter la rugosité de la surface, l’humidité et parfois même des caractéristiques souterraines.
Des images aériennes capturées par des drones, qui valident les renseignements satellitaires et permettent une surveillance tactique de certaines portions de frontière, vallées ou voies fluviales.
Des données télématiques provenant de récepteurs GNSS (système mondial de navigation par satellite) et de dispositifs de suivi installés dans des véhicules, des géorepères et des smartphones.
Des données AIS (système d’identification automatique) pour les navires et ADS-B (surveillance dépendante automatique en mode diffusion) pour les aéronefs.
Des indicateurs open source, notamment des ensembles de données géospatiales et socioéconomiques en libre accès (par exemple, les images nocturnes de la NASA ou de la NOAA), des données communautaires issues de la production participative (crowdsourcing), des publications et des images sur les réseaux sociaux, des données humanitaires provenant d’organisations internationales (telles que le HCR, l’OCHA ou l’OIM), ainsi que des flux météorologiques et climatiques qui expliquent l’accessibilité saisonnière.
Des rapports de surveillance communautaire provenant de résidents frontaliers ou de groupes locaux de confiance, avec des retours d’information pour encourager une participation durable.
Des données administratives, telles que les manifestes de cargaison, les bases de données d’évaluation, les résultats des audits postérieurs au dédouanement, les registres des saisies et les résultats des inspections, géocodées pour une analyse propre à chaque lieu.
Architecture des données et interopérabilité des systèmes
Un programme GEOINT solide repose sur une architecture fédérée, dans laquelle les données restent chez leur détenteur, mais sont accessibles et utilisables au moyen de protocoles normalisés. Par exemple, les douanes gèrent les données sur le commerce et les saisies, les services de l’immigration gèrent les données sur le passage des frontières, les autorités maritimes et aériennes suivent les mouvements des navires et des aéronefs et les agences environnementales gèrent les données sur les ressources naturelles. La plupart des normes relatives aux données géospatiales sont élaborées par l’Open Geospatial Consortium (OGC).
Au Nigéria, les investissements ont été axés sur les serveurs sécurisés, les bases de données géospatiales et la connectivité, et les compétences internes en matière de SIG, de télédétection, de science des données et d’administration des systèmes ont été renforcées grâce à des formations et à des recrutements ciblés.
L’architecture GEOINT du Nigéria est composée des éléments essentiels suivants :
l’infrastructure nationale de données spatiales (NSDI) ;
la plateforme GEOINT des douanes, une solution SIG sur site offrant des accès différents en fonction des rôles et dotée de journaux d’audit et d’API ;
un lac de données centralisé dans lequel sont stockées les données géocodées sur les saisies, les inspections, les résultats des audits postérieurs au dédouanement et la télémétrie des itinéraires ;
une couche d’analyse, qui supporte le versionnage et comprend des notebooks et des pipelines de données pour la détection des changements et des anomalies et la modélisation prédictive ;
des applications utilisateur, notamment des applications de collecte de données pour les patrouilles, des tableaux de bord pour les salles de contrôle et des outils d’inspection mobiles.
Figure3 – Exemple de détection de changements. Source : Google Satellite
Analyses et applications
Des outils analytiques ont été mis au point pour détecter les changements topographiques (nouvelles pistes, gués, pistes d’atterrissage ou entrepôts près des frontières, par exemple), cartographier les points chauds (y compris la localisation des saisies, leur poids et la méthode de détection utilisée, par exemple les dénonciations ou les rapports de renseignement) et évaluer les risques sur les itinéraires de transit (en fonction du terrain, de l’historique des incidents et des habitudes horaires) en vue d’effectuer des inspections ciblées.
La plupart des modèles ont été mis au point en interne par les équipes SIG et données des douanes. Pour les travaux plus avancés, tels que l’apprentissage automatique ou l’analyse d’images radar, des prestataires externes spécialisés ont été engagés.
La télématique permet de repérer les anomalies, telles que les comportements inhabituels des convois, les interruptions du signal AIS ou les transbordements suspects à proximité des ports francs. Le logiciel utilise les données générées par les dispositifs télématiques pour déclencher une alerte lorsqu’un véhicule franchit les limites dotées de géorepères le long des portions de la frontière prioritaires ou lorsqu’il dévie vers des itinéraires non officiels.
Les modèles prédictifs utilisent les données historiques relatives aux saisies et aux conflits pour anticiper les pics de contrebande. Les inspections géolocalisées et les données fiscales permettent ensuite aux douanes d’évaluer l’impact de diverses interventions, par exemple le déploiement de scanners ou l’augmentation du nombre de patrouilles dans les zones ciblées.
Figure 4 – Exemple de carte des points chauds. Source : unité GEOINT
Commandement des opérations
Un centre de commandement cartographie en temps réel les incidents, le personnel et les ressources. Il élabore des images communes de la situation opérationnelle (ICSO) en faisant la synthèse d’informations provenant de multiples sources, qui sont ensuite partagées avec les services concernés en vue de coordonner les interventions.
Le commandement des opérations de la NCS est assuré par des agents des douanes qui maîtrisent les SIG, les opérations et l’informatique. Ces agents intègrent des flux en temps réel dans les ICSO, adaptent les outils d’analyse en tenant compte des retours d’expérience sur le terrain et mettent à jour les modèles en fonction des résultats des opérations.
Participation de la population
Les populations sont impliquées au moyen de campagnes de sensibilisation, de la coopération avec les dirigeants locaux et de mécanismes de signalement, tels que des permanences téléphoniques, des applications mobiles et des réunions d’information en personne. Les incitations financières ne sont pas la norme, mais la reconnaissance par les autorités des efforts des populations et le fait d’assurer un retour d’information encouragent la participation.
Exemples d’utilisation
Détection des franchissements illicites
L’utilisation du GEOINT a permis de mettre en lumière plusieurs activités illicites. Par exemple, grâce à l’imagerie satellitaire, les agents ont repéré de nouveaux sentiers menant à un point de passage officieux. En superposant ces informations aux données relatives aux saisies, ils ont pu confirmer des mouvements répétés de marchandises le long de cet itinéraire. Une patrouille conjointe a alors été déployée, ce qui a permis d’intercepter des véhicules qui transportaient des marchandises non déclarées.
Contrôle des couloirs de transit et des opérations des ports secs
Des tableaux de bord dédiés aux couloirs de transit réunissent plusieurs couches d’informations afin de réduire la variabilité des temps de transit et d’empêcher le détournement des marchandises en transit. Ces informations incluent la localisation des postes de contrôle douaniers et de diverses infrastructures telles que les terminaux à conteneurs, les données GPS/télématiques sur les camions sous douane, ainsi que des cartes de couverture de la large bande et de la fibre optique qui servent d’indicateurs de la connectivité et des zones potentiellement non couvertes le long des couloirs.
Surveillance des voies navigables côtières et intérieures
Les petites embarcations désactivent parfois leur AIS ou longent la côte de nuit pour éviter de se faire repérer. On utilise des satellites à radar à synthèse d’ouverture (SAR), capables de détecter les coques métalliques dans l’obscurité, pour suivre ces mouvements, et des drones pour couvrir les zones côtières. Les flux d’informations ainsi générés sont transmis aux équipes d’interception et aux bateaux des douanes afin de permettre une intervention rapide.
Garantir la continuité des opérations dans les environnements fragiles
Dans les régions touchées par des conflits, les douanes mènent souvent des opérations de type « minimum viable ». Le GEOINT peut servir à guider les agents vers des itinéraires sûrs, à suivre les mouvements des marchandises humanitaires, à repérer les réouvertures de marchés et à cartographier les points de passage temporaires utilisés par les populations déplacées. Il peut aussi fournir des informations qui aideront les douanes à définir les priorités dans la réouverture des postes douaniers ou le déploiement d’unités mobiles, et aussi à déterminer dans quelles zones il faut coordonner les interventions avec d’autres services ou collaborer avec les populations locales.
Lutter contre la criminalité environnementale et protéger les ressources naturelles
Le braconnage et l’exploitation illégale de mines et de forêts laissent souvent des traces géographiques. Les outils de renseignement open source (OSINT) peuvent servir à repérer les fosses minières, les routes forestières et les voies d’approvisionnement utilisées pour la contrebande. Dans ce contexte, les douanes peuvent s’associer aux agences environnementales pour coordonner les inspections et mener des actions de sensibilisation auprès des populations lorsque cela est nécessaire.
Protéger les recettes plus efficacement
L’analyse spatiale permet d’améliorer les évaluations et de mieux cibler les contrôles. Par exemple, en comparant les données sur l’éclairage nocturne avec les registres des entreprises, les douanes peuvent vérifier si les fabricants déclarés travaillent réellement aux adresses indiquées. Il arrive que des négociants utilisent de fausses adresses pour échapper aux inspections ou aux taxes. Par ailleurs, les résultats des contrôles postérieurs au dédouanement géolocalisés peuvent aider à repérer les poches de sous-évaluation à proximité de parcs logistiques déterminés.
Gouvernance, droit et éthique
La mise en œuvre du GEOINT nécessite une base juridique solide. Les douanes doivent s’assurer que les lois autorisent expressément l’utilisation de données aériennes et satellitaires à des fins de gestion des risques et d’application de la loi. Ces lois doivent préciser quelles données peuvent être collectées et lesquelles doivent être anonymisées. En outre, le partage des données avec les organismes nationaux – les services d’immigration, la police, la défense, la garde côtière, les agences environnementales ou encore les offices de statistique, par exemple – doit être officialisé par des conventions ou des protocoles d’accord.
Certains accords régionaux, tels que ceux qui régissent les communautés économiques régionales (CER), contiennent parfois des dispositions relatives à l’échange de données avec d’autres administrations. Au Nigéria, les informations sont de plus en plus partagées avec des homologues dans la région dans le cadre de la CEDEAO, notamment dans le contexte d’opérations conjointes à la frontière et de patrouilles anti-contrebande. Ce partage a permis de coordonner les saisies le long des couloirs de transit et d’améliorer les alertes précoces sur les risques de détournement, même s’il est encore en évolution et nécessite des mécanismes institutionnels plus solides.
L’utilisation des OSINT dans les zones de conflit constitue une préoccupation majeure pour l’administration. Les géodonnées sont utiles pour la planification d’opérations à proximité des camps humanitaires ou pour l’acheminement de l’aide. Cependant, avant de partager des données relatives à ces zones, l’administration applique le principe « ne pas nuire » et évalue l’impact potentiel sur les civils. Elle veille aussi à ce que les modèles analytiques soient non discriminatoires et exempts de tout parti pris politique, en particulier lorsque la dynamique communautaire est sensible.
Figure 5 – Application et tableau de bord de collecte de données de la NCS. Source : unité CGIU
Options de financement et feuille de route étape par étape
Au départ, le développement des capacités GEOINT au sein de la NCS a été financé par l’administration elle-même et par des donateurs qui ont soutenu des projets pilotes axés sur l’utilisation d’images satellitaires open source pour la surveillance des frontières. Les premiers succès opérationnels dans la détection d’activités commerciales illicites ont créé une dynamique favorable à l’augmentation des investissements dans ce domaine, ce qui a permis à la NCS de muer les projets pilotes en transformation systémique.
Aujourd’hui, les douanes africaines se trouvent à un tournant stratégique. Il leur est recommandé de débuter avec de petits projets pilotes reposant sur des données et des SIG ouverts, d’obtenir rapidement des résultats, de trouver des financements et les accords interinstitutionnels nécessaires, et de passer ensuite progressivement à une échelle supérieure à mesure que le système prouvera son efficacité.