Dossier

Action collective contre la corruption : la prochaine étape logique pour les douanes

20 juin 2017
Par Gemma Aiolfi, directrice, International Centre for Collective Action, Basel Institute on Governance

Cet article propose un argumentaire en faveur du recours, par les administrations des douanes, à l’« action collective » pour lutter contre la corruption et, ce faisant, pour améliorer la politique douanière et sa mise en œuvre, accroître le taux de perception des droits et taxes et soutenir les efforts anti-corruption consentis par les gouvernements, tout en créant un environnement commercial équitable. Si l’entreprise peut sembler ambitieuse, il s’agit pourtant d’une suite logique pour les douanes.

L’OMD est consciente depuis longtemps des effets délétères de la corruption au sein des douanes et de l’impérative nécessité d’agir en vue de la prévenir et de la déceler. Pour soutenir ces efforts, l’OMD et d’autres organisations internationales ont produit divers outils, normes et orientations visant à apporter un soutien pratique aux pays désireux de s’attaquer à la corruption[1]. En s’engageant dans une « action collective » avec le secteur privé, les autorités douanières peuvent intensifier les efforts consentis dans la mise en œuvre de ces normes et optimiser l’efficacité des réformes qui les accompagnent[2].

Le problème de la corruption douanière

La corruption au sein de la douane touche les activités liées au commerce international et, à ce titre, a un impact sur l’économie mondiale. Les effets de la corruption dans les services douaniers sont bien connus et fréquemment cités : baisse des recettes perçues, dommages économiques liés à cette baisse, concurrence déloyale pour les entreprises locales, sous-évaluation et/ou classification erronée des importations et de certaines exportations, etc.

Par ailleurs, peu d’États sont épargnés par les risques associés à l’introduction sur leur territoire de substances et produits illicites ou dangereux, sans compter que la corruption aux frontières fait fructifier d’autres activités criminelles (terrorisme, traite des êtres humains, braconnage, etc.), avec les conséquences dévastatrices et durables que l’on imagine.

La Banque mondiale estime à environ mille milliards de dollars américains le montant des pots-de-vin versés chaque année de par le monde, et des pertes économiques liées bien plus élevées encore[3]. Selon les estimations, les dessous-de-table dans les administrations douanières pourraient s’élever annuellement à quelque deux milliards de dollars. Les chercheurs ont établi une corrélation étroite entre corruption, dessous-de-table dans les services douaniers et faible croissance du PIB[4]. Les entreprises considèrent en outre la corruption aux frontières comme l’un des principaux obstacles au commerce transfrontalier[5].

La mission complexe et multidimensionnelle de la douane engendre une tension : il s’agit de faciliter la circulation des marchandises d’une part et d’exercer des missions réglementaires et coercitives d’autre part. Dans de nombreux pays, la douane et les autres agences frontalières sont dotées de pouvoirs leur permettant d’arrêter, de fouiller, de contrôler et de saisir des marchandises, mais aussi de placer des personnes en détention, dans le cadre de mandats bien plus vastes que ceux alloués à d’autres services répressifs.

Ces pouvoirs s’appuient sur un large éventail de lois ciblant des activités criminelles, édictant des normes en matière de santé, de sécurité et d’agriculture, ou encore prescrivant le recouvrement des droits et taxes. L’aspect discrétionnaire du pouvoir des douaniers, associé au lieu où leurs fonctions sont exercées, à la manipulation d’argent (et souvent d’espèces) qui y est réalisée, et à l’implication de courtiers en douane et d’agents servant d’intermédiaires pour des clients sont autant de facteurs qui contribuent à accroître les risques de corruption.

Des études ont montré que les entreprises qui offrent des pots-de-vin cherchent à trouver un compromis, lors du processus d’importation, entre temps et coûts[6], et qu’elles ont recours à une telle pratique dans un environnement qui institue une grande distance entre elles-mêmes et les services douaniers, alors que ces services sont censés représenter leurs intérêts. Les régimes juridiques autorisant les entreprises à effectuer des « paiements de facilitation » ont probablement favorisé cette pratique et amplifié la tolérance à l’égard des bakchichs, même s’il semble aujourd’hui que ces agissements soient moins acceptés.

Qu’est-ce que l’action collective et pourquoi l’envisager ?

L’action collective est souvent définie comme un « terme générique désignant l’établissement par l’industrie de normes communes, des initiatives multipartites et des partenariats public-privé[7] », mais il peut aussi s’agir d’une forme d’interaction distincte : « un processus concerté et soutenu de coopération entre plusieurs parties prenantes de nature à renforcer l’impact et la crédibilité d’une action individuelle, à rassembler des acteurs distincts au sein d’une alliance d’organisations partageant une même vision et à instaurer des conditions de concurrence équitables[8]. »

Selon l’Institut de la Banque mondiale, une action collective contre la corruption peut revêtir la forme d’une déclaration condamnant la corruption, d’une initiative visant l’élaboration de normes et principes communs, d’une coalition d’entreprises qui se soumettraient à une certification, ou encore d’un pacte d’intégrité[9]. Les formes de l’action collective se distinguent entre elles par la force exécutoire des engagements communs pris par les participants[10] et, peut-être, par les objectifs poursuivis.

Quelle que soit la définition retenue, l’action collective n’est ni la panacée à tous les problèmes de corruption, ni une sinécure, notamment parce qu’elle exige la participation active de toutes les parties prenantes. Mettre sur pied une action de ce type requiert parfois également de faire preuve de patience et de force de persuasion. Les entreprises veulent en général connaître les avantages qui découleront, pour leurs activités, de leur adhésion à un groupe quel qu’il soit, surtout si elles se méfient des motivations de la concurrence. Le secteur public peut également remettre en cause la nécessité d’un processus participatif s’il a été jusque-là habitué à définir les normes et la réglementation sans avoir à consulter d’autres acteurs.

Alors, si l’action collective pose tant que de questions, pourquoi même prendre la peine de l’envisager dans un contexte de lutte contre la corruption ? Parmi les raisons qui le justifient, figure, entre autres, la « tension » déjà évoquée qui existe au sein des services douaniers entre nécessité de faire respecter les règles et nécessité de faciliter des échanges. Le fait que quasiment toutes les procédures administratives et pratiques de contrôle soient plus ou moins le résultat de négociations entre agences gouvernementales, entreprises et secteur logistique, surtout dans des endroits relativement confinés ou strictement délimités comme les ports ou les aéroports[11], donne à penser qu’une action collective centrée sur la prévention de la corruption et la promotion de l’intégrité serait une approche logique et efficace pour répondre aux questions d’intérêt commun du secteur public et du secteur privé.

Lancer une action collective

Coopérer avec le secteur privé peut en soi être un défi, surtout s’il n’est pas coutume de consulter les opérateurs économiques et s’il existe une méfiance fondamentale entre le secteur public et le secteur privé. Modifier ces conditions de départ nécessite souvent de surmonter les préjugés et de dépasser un scepticisme parfois profondément ancré dans les deux camps. Il faut, pour cela, des porte-drapeaux qui voient l’intérêt supérieur de la démarche et peuvent assumer des rôles de leadership, surtout du côté de la douane.

Exemples d’action collective

Une première approche de l’action collective anti-corruption consiste à rassembler secteur public et secteur privé dans le cadre d’un dialogue structuré, prolongé, axé sur les objectifs, transparent et soutenu par l’autorité douanière. Le Canada, la Russie et le Royaume-Uni ont tous mis sur pied des comités consultatifs sur les questions douanières au sein desquels siègent des acteurs du secteur privé, appelés à se prononcer sur diverses initiatives, politiques et réglementations en lien, notamment, avec la lutte contre la corruption[12].

Le Guatemala a, quant à lui, opté pour une approche plus large de la consultation. L’autorité douanière y applique une stratégie « pan-gouvernementale » qui se fonde sur un accord établissant une « table ronde de discussion et de coopération entre secteur public et secteur privé sur les questions douanières », auquel ont souscrit quelque 17 institutions.

L’une des grandes forces de cette initiative réside peut-être dans le constat que le secteur public et le secteur privé peuvent « se réveiller et agir de concert pour le bien du pays », comme le dit l’un des membres. Cette méthode de travail suppose la tenue de réunions formelles au niveau de trois groupes différents qui assurent respectivement un échange d’informations au plus haut niveau du gouvernement, une coordination des activités et la conduite de discussions techniques.

Les objectifs, à savoir renforcer l’efficacité des activités de la douane et des entreprises, y sont abordés de manière systématique, en toute transparence. Selon le secteur privé, cette initiative présente quelques écueils, comme notamment la lenteur des réformes et la nécessité de respecter les structures hiérarchiques du secteur public. Cela étant, même si beaucoup reste à faire, cette stratégie, emmenée par la douane, est soutenue par toutes les parties prenantes.

On trouve d’autres exemples d’une telle approche pan-gouvernementale au Brésil (Procomex) et au Mexique (Conseil pour la compétitivité et la modernisation de la douane) :

  • Au Brésil, le secteur public et le secteur privé établissent ensemble un relevé des processus commerciaux, de manière à éclairer et à mettre en œuvre des changements clés dans les procédures. Cette stratégie suppose, notamment, de porter ses efforts sur l’efficacité des échanges d’une part, et sur les mesures de contrôle de l’intégrité d’autre part.

 

  • Au Mexique, le secteur public et le secteur privé rassemblés au sein d’un Conseil collaborent à l’élaboration et à la mise en œuvre de mesures dans sept domaines : 1) communication ouverte et bilatérale, 2) transparence, 3) collaboration, 4) inclusion de toutes les parties prenantes, 5) innovation afin d’anticiper changements et défis, 6) intégrité, confiance mutuelle et compréhension et 7) obligation de rendre des comptes et responsabilité conjointe.

Ce qui est connu sous le nom « Initiative des courtiers en douane turcs » constitue un autre mode d’action collective, alliant société civile, courtiers en douane et autorités gouvernementales. Mise en place en 2013, cette « initiative » est encore en chantier[13] et certaines questions en suspens doivent encore être réglées. Toutefois, des avancées ont été enregistrées depuis son lancement.

En 2013, la Société turque pour l’éthique et la réputation (TEID) a rassemblé, lors de réunions tenues dans cinq villes turques, 250 courtiers responsables de 67 % des procédures de dédouanement du pays. Les courtiers y ont signé un code de déontologie établi sous les auspices de la Douane turque. Ils avaient alors un an pour le mettre en œuvre, après quoi il leur était permis d’afficher un logo « Code de prix éthique » qui les désigne comme étant à même de faire face aux risques recensés.

L’initiative turque s’appuie sur une structure de gouvernance bien pensée : des comités garantissent la gestion et la transparence des procédures d’octroi et de retrait du logo. Bien que tous les objectifs initiaux n’aient pas encore été atteints, l’initiative peut donner matière à réflexion à d’autres administrations désireuses de mettre en place des structures participatives impliquant les courtiers en douane.

Conclusion

Lutter contre la corruption nécessite de poursuivre plusieurs stratégies. L’action collective n’est pas la panacée. Toutefois, allié à d’autres réformes juridiques, institutionnelles et administratives, le rassemblement de différentes parties prenantes peut conduire à l’adoption de politiques éclairées et à une mise en œuvre plus efficace de procédures rendues plus équitables et pertinentes pour les opérateurs économiques. Dans le même temps, une telle démarche peut contribuer à faire reculer la corruption, améliorer la perception des droits et taxes, et faciliter les échanges.

En savoir +
www.collective-action.com

[1] Exemples : la Déclaration d’Arusha de l’OMD révisée (2003), le Guide révisé de l’OMD pour le développement de l’éthique, le Cadre de normes de 2005 de l’OMD visant à sécuriser et à faciliter le commerce mondial (SAFE, 2012) et le système ASYCUDA de l’ONU.

[2] S’agissant de la nécessité d’une « révolution » des douanes, voir Michael B, Ferguson F, Karimov A. (2010), Do Customs Trade Facilitation Programmes Help Reduce Customs-Related Corruption?

[3] http://www.worldbank.org/en/topic/governance/brief/anti-corruption (en anglais).

[4] Michael B. (2010).

[5] OCDE/OMC (2015), Panorama de l’aide pour le commerce 2015 : réduire les coûts du commerce pour une croissance durable et inclusive ; OCDE, Paris, http://www.oecd-ilibrary.org/development/panorama-de-l-aide-pour-le-commerce-2015_aid_glance-2015-fr.

[6] Michael B. (2010).

[7] Pieth M. (2007), Multi-stakeholder initiatives to combat money laundering and bribery. Dans : Brutsch C., Lehmkuhl D. (sous la direction de), Law and legalization in transnational relations. Routledge, Oxford, pp. 81–100.

[8] Institut de la Banque mondiale (2008), Fighting corruption through collective action, a guide for business, Banque mondiale. http://info.worldbank.org/etools/docs/antic/Whole_guide_Oct.pdf

[9] Ibid. Banque mondiale (2008).

[10] Design and Enforcement of Voluntary Anti-Corruption Agreements in the Private Sector, une étude commandée par le groupe de travail du G20 sur la lutte contre la corruption et préparée pour le compte de la task-force B20, avant-projet du 30 mai 2013, p. 5 (archivé par l’auteure).

[11] Cantens T. (2016).

[12] OCDE (2016), Customs Integrity: Taking Stock of Good Practices, réponses au questionnaire d’auto-évaluation sur l’intégrité dans les services des douanes du Groupe de travail du G20 sur la lutte contre la corruption.

[13] Restent : la création d’un Comité conjoint de lutte contre la corruption au sein de la douane, en concertation avec le ministère du commerce et de la douane et d’autres parties prenantes, et l’examen de la question des « intermédiaires » qui gèrent les formalités et collaborent aux procédures de contrôle physique, pour des salaires extrêmement peu élevés qu’ils essaient de compenser en acceptant des paiements irréguliers.