Mathématisation de la lutte contre la corruption et les mauvaises pratiques au sein de la Douane camerounaise : la pratique et ses réalités
21 juin 2017
Par Marcellin Djeuwo, chef de la cellule de gestion des risques, Douane camerounaiseL’une des difficultés à réformer les administrations publiques africaines vient de l’absence ou de la faiblesse des instruments appropriés de contrôle de l’action publique. Or, il existe une relation directe entre les mauvaises pratiques, la corruption et l’absence de résultats, de telle sorte qu’une amélioration de la gouvernance entraîne, en ce qui concerne la douane, un relèvement mécanique des recettes budgétaires et la facilitation des échanges.
L’objectif de cet article, qui a pour cadre de référence l’Administration douanière camerounaise, est de montrer comment une administration publique, dans le cadre d’un exercice de mesure de la performance des acteurs du dédouanement, a durablement atteint un certain niveau d’efficience lors des contrôles aux frontières en luttant contre les mauvaises pratiques par le recours aux techniques mathématiques de base telles que l’addition, la soustraction, la multiplication ou la division des chiffres extraits de son système informatique de dédouanement.
Parallèlement, cet article expliquera comment certains des acteurs, dont on veut appréhender le comportement (inspecteurs de première ligne, par exemple), tentent de contourner le dispositif, ainsi que les mesures prises par l’équipe chargée d’en assurer la mise en œuvre pour les en empêcher.
Instaurer une culture du résultat
Le Cameroun a adopté en 2010 le système des contrats de performance qui s’appuie sur l’utilisation des données chiffrées, associées à des indicateurs, dans l’évaluation du personnel. L’évaluation repose sur l’arithmétique, les chiffres étant des données simples à vérifier et faciles à comprendre.
Dans la plupart des pays africains en effet, la faiblesse des moyens de communication, entre autres, crée une grande asymétrie de l’information entre les dirigeants et les services opérationnels de l’administration publique. Les premiers n’ont pas toujours les moyens adéquats de savoir si les réformes décidées sont effectivement mises en œuvre sur le terrain. Rapportons cette situation à l’échelle d’une administration douanière : il est aisé de conclure qu’un directeur général ne peut pas raisonnablement savoir, dans un temps plus ou moins court, si les orientations données par l’analyse des risques sont respectées, si les contrôles sont faits de manière adéquate, si, pour un dossier précis, un inspecteur a de manière efficiente combattu la fraude, etc.
Dans la même perspective, le Ministre camerounais de la fonction publique dans sa communication intitulée « L’expérience du Cameroun en matière de gestion axée sur les résultats »,[1] reconnaissait fort opportunément que le système camerounais « a débouché sur un paradoxe : celui d’une administration dont le rendement est jugé largement en-dessous de la moyenne, mais dont les personnels ont toujours des notes largement au-dessus de la moyenne ». Cela traduit simplement le fait que le système d’évaluation du personnel manquait à l’époque de pertinence.
Dans un tel environnement où l’effort, ou simplement l’absence d’effort, ne sont pas structurellement visibles, comment instaurer la culture du résultat lors des contrôles aux frontières? Répondre à cette question est le défi auquel s’est attelée la Douane camerounaise, une institution souffrant, elle-même, d’un grave préjugé défavorable de la part du public.
L’Administration douanière camerounaise utilise donc depuis 2010 les chiffres extraits de son système information SYDONIA pour contrôler la manière dont le service public du dédouanement est exécuté aux frontières. Concrètement, il s’agit de mesurer, à travers des indicateurs de performance bien choisis, le comportement des acteurs, en vue de les faire progresser positivement. En amenant les inspecteurs de première ligne à réduire progressivement, suivant des objectifs préalablement fixés, les mauvaises pratiques administratives qui peuvent rendre propice le développement de la corruption, ou, au contraire, en les encourageant par le même principe à adopter les bonnes pratiques qui rendent l’environnement professionnel moins perméable à certains fléaux, l’administration douanière a pu améliorer la collecte des recettes douanières et la facilitation des échanges.
La démarche consiste à fixer aux inspecteurs de première ligne des objectifs chiffrés, calculés sur la base de valeurs médianes à partir des données informatiques. La détermination de la médiane est réalisée sur la base des données historiques. Cette médiane est le point de départ de référence permettant l’évaluation mensuelle et trimestrielle de l’inspecteur. Ce dernier est récompensé si son rendement s’écarte positivement de la médiane et il est sanctionné si sa performance se situe en deçà de la médiane[2]. Un tableau fixe les paliers à partir desquels un agent peut être considéré comme très bon, bon, moyen ou faible. Toutes ces données sont reprises dans les contrats signés entre les inspecteurs et le directeur général.
De la nécessité d’adapter les indicateurs de performance
La mise en œuvre du dispositif de mesure de la performance a amené certains inspecteurs à rechercher des astuces pour le contourner. Dès lors, des analyses précises et des calculs d’impact sont réalisés en permanence de manière à adapter les indicateurs de performance aux variations de l’environnement ou du comportement des acteurs. Ce travail est essentiel, comme le montrent les exemples ci-dessous cités à titre illustratif.
Certains inspecteurs, par exemple, ont patiemment étudié le système informatique de répartition aléatoire des déclarations en douane. Sachant que, dans un bureau des douanes, les déclarations vont prioritairement à ceux dont la charge de travail est faible, ils procédaient à la liquidation systématique des déclarations qu’ils recevaient, pour s’attirer toujours plus de dossiers. Ils cherchaient ainsi à augmenter non seulement leur chance de faire régulièrement du contentieux et donc d’augmenter leur salaire (l’inspecteur qui constate la fraude perçoit une part de la pénalité pécuniaire infligée au fautif), mais aussi leur possibilité de contact avec les usagers (risques de corruption). Un simple calcul de la charge de travail a permis de se rendre compte que certains inspecteurs traitaient cinq fois plus de déclarations que leurs collègues, voire plus. Un deuxième calcul a laissé voir que, pendant une année entière, certains inspecteurs traitaient plus de 80% des dossiers des mêmes importateurs ou des mêmes transitaires, ce qui trahit l’existence d’une certaine collusion entre eux. Ils ont été sanctionnés et un nouvel indicateur visant à équilibrer les charges de travail a vu le jour.
Tous les bureaux des douanes de Douala n’ont pas été mis sous contrat au même moment. Dès lors, certains opérateurs véreux détournaient le trafic normalement domicilié dans les bureaux sous contrat vers les bureaux sans contrat afin de profiter d’un traitement de faveur de la part de certains agents qui y officiaient. De même, certains bureaux sous contrat se livraient à une compétition en vue de s’attirer indûment le trafic. Rappelons qu’au port de Douala, les bureaux des douanes sont spécialisés par type de trafics : un bureau pour le dédouanement des marchandises importées en conteneurs, un autre pour les marchandises importées en vrac ou autrement conditionnées, un troisième pour les marchandises en transit, un quatrième pour les importations de sociétés pétrolières, etc. Les critères d’affectation des dossiers par bureaux sont bien connus et introduits dans SYDONIA. Mais certains acteurs avaient trouvé des astuces pour manipuler à leur profit le système informatique, afin que des agents précis continuent de traiter les dossiers de certains transitaires, quel que soit le bureau des douanes d’affectation.
Des analyses et des calculs bien orientés ont permis de découvrir cette mauvaise pratique qualifiée dans l’administration douanière camerounaise par l’expression de « transhumance des déclarations ». Les coupables ont été sanctionnés et la pratique a cessé. Un travail de surveillance, toujours fondé sur l’analyse des chiffres tirés de SYDONIA, se fait de temps en temps pour s’assurer qu’il n’y ait pas résurgence de la pratique.
L’amélioration des performances individuelles n’a de sens que si elle impacte favorablement la performance de l’ensemble du service. C’est ainsi que, trimestriellement, parallèlement à l’évaluation individuelle du personnel, l’on procède aussi à l’évaluation de l’impact des contrats sur la performance globale des bureaux des douanes concernés, afin de s’assurer qu’il y ait une adéquation entre les résultats individuels et les résultats de l’ensemble du service. Des analyses de corrélation ont souvent sonné l’alerte et donner des pistes de recherche de mauvaises pratiques.
Il est aussi apparu que certains indicateurs deviennent très rapidement inopérants parce que les personnes sous contrat les ont tournés en leur faveur. Par exemple, un indicateur avait été prévu pour mesurer le temps de traitement des déclarations. Certains inspecteurs avaient pris l’habitude d’orienter leurs déclarations vers le circuit informatique dit « circuit vert ». Ce type de message transmis au SYDONIA signifiait que la déclaration était libérée, alors même que réellement l’usager n’avait pas reçu son bon à enlever. Parallèlement, ce genre d’opération levait la pression du délai de traitement du dossier et les agents concernés pouvaient alors disposer de suffisamment de temps pour « marchander le service » avec l’importateur. Au moment de l’évaluation et au regard des données informatiques, ces inspecteurs apparaissaient très efficaces alors qu’ils ne l’étaient pas dans la réalité. Il a suffi, sur la base des informations de terrain, de calculer le taux de déclarations placées « en attente de circuit vert » par les inspecteurs pour comprendre la supercherie. Un nouvel indicateur a été introduit dans les contrats et la pratique a disparu progressivement au profit du nombre de déclarations effectivement liquidées.
De la nécessité du dialogue pour identifier les mauvaises pratiques
Le dispositif de veille ci-dessus présenté est apparu nécessaire non seulement pour détecter les dérives et les corriger, mais aussi pour anticiper les problèmes plus graves qui auraient pu discréditer le processus de mesure de la performance. Il est donc apparu indispensable de mettre périodiquement toutes les parties prenantes de la démarche ensemble pour examiner les avancées et les difficultés rencontrées dans la mise en œuvre de la mesure des performances: ceux qui suivent les contrats au quotidien, les inspecteurs sous contrat et leurs chefs, les inspecteurs qui ont fait l’expérience des contrats ou des personnes externes à l’Administration, y compris nos partenaires habituels tels que l’OMD. Dans ce sens, un atelier a été organisé au Cameroun, du 15 au 19 février 2016, pour continuer la réflexion à partir de la mise en commun des contributions de tous les acteurs impliqués.
L’une des découvertes importantes à cette occasion avait été que certains inspecteurs profitent des failles dans la formulation de certains indicateurs pour développer des mauvaises pratiques. Par exemple, les inspecteurs peuvent réorienter les déclarations du circuit de facilitation vers le circuit de contrôle, mais un indicateur a été mis en place pour calculer le pourcentage de ces déclarations ayant donné lieu à un redressement. Cette précaution visait à protéger les usagers contre les pressions que pourrait exercer sur eux un inspecteur qui utiliserait à son profit le pouvoir de re-routage des déclarations. Cependant, l’analyse des données a montré que certains agents se contentaient des redressements de complaisance, d’autant plus qu’aucun montant minimum n’était exigé pour que le redressement soit considéré comme valide. Cette pratique rendait inefficace la précaution qui avait été prise. Pour résoudre le problème, un nouvel indicateur fixant un niveau minimum de redressement acceptable a été établi.
Un autre indicateur fait obligation aux inspecteurs d’atteindre un certain nombre de redressements en pourcentage sur les déclarations reçues. Pour continuer à garder une bonne marge de manœuvre leur permettant de se soustraire à cette contrainte, certains inspecteurs procédaient consciemment aux redressements de certains types de déclarations qui ne devraient pas l’être, étant donné qu’elles relèvent d’importateurs privilégiés comme les missions diplomatiques ou l’Etat. Ils savaient que le système informatique comptabiliserait à leur actif ce type de redressement et qu’ils seraient dès lors jugés performants, alors qu’ils mettaient des créances sur le compte de personnes qui n’étaient pas tenues de les payer. Toujours à partir d’un retour d’informations de terrain, une étude chiffrée a permis de découvrir la supercherie et des corrections ont été apportées au système.
L’équipe en charge du suivi des indicateurs a aussi procédé à une relecture de tous les indicateurs actuellement en vigueur afin de s’assurer, par de petits calculs, qu’ils constituent toujours des réponses pertinentes aux problèmes identifiés. Cet exercice a permis de modifier certains indicateurs, notamment ceux relatifs à la lutte contre la fraude qui devraient dans leur formulation privilégier les redressements qui ont donné lieu à paiement effectif. De nouveaux indicateurs ont vu le jour, à l’instar de celui sur le rendement moyen par déclarations faisant l’objet d’un redressement, ou ont été corrigés.
Conclusion
La Douane camerounaise a depuis près de dix ans instauré une « culture du chiffre » : le chiffre y est utilisé comme unité de mesure des performances des hommes et des structures. Cette démarche a permis la mise en place d’une politique du résultat au sein d’une administration publique. Elle a créé et continue de créer des résistances internes et externes, mais elle permet aussi de les surmonter.
Au bout du compte, la démarche continue d’être un outil de pilotage stratégique pour le Cameroun. Ainsi, près de 90 % des déclarations sont liquidées le jour de leur enregistrement. La Douane camerounaise ne fait plus, comme par le passé, partie des dix premières administrations les plus corrompues du pays selon le classement de « Transpareny international ». Malgré une augmentation exponentielle de l’objectif budgétaire assigné à cette administration (environ 114 % en 12 ans), la Direction Générale des douanes a régulièrement atteint les résultats fixés.
Le dispositif des contrats de performance reste toutefois une œuvre en construction. La mise en place d’une équipe motivée et consacrée à cette tâche à plein temps, chargée du volet « recherche et développement », est absolument indispensable pour anticiper les problèmes qui pourraient durablement perturber la mise en œuvre du dispositif. Il s’agit de construire un environnement propice à la mise en œuvre de la politique de mesure de la performance, entreprise pour laquelle la volonté politique est, bien entendu, indispensable.
En savoir +
djeuwo@yahoo.fr
[1]Centre Africain de Formation et de Recherche Administratives pour le Développement, Maroc, janvier 2013.
[2] Op. cit.