Point de vue

Exploiter les possibilités qu’offre le cosmos pour détecter le commerce illicite

16 juin 2023
Par A. Hektor, GScan

Aujourd’hui, il demeure difficile pour les appareils de détection non intrusive traditionnels de détecter certaines marchandises réglementées ou interdites. Prenons l’exemple de la cocaïne. Elle est souvent cachée dans des envois de bananes et d’autres fruits ayant une densité comparable à ce stupéfiant. Or, la radiographie par rayon X étant une technologie discriminante basée sur la densité des matières, il est plutôt difficile de distinguer la cocaïne des fruits dans les images générées par un scanneur à rayons X.

La tomographie muonique, quésako ?

La technologie de la muographie ou tomographie muonique pourrait permettre de résoudre le problème. Cette technologie se base sur l’absorption des muons produits par les rayons cosmiques pour mesurer l’épaisseur des matières traversées par ces muons afin de créer des images en trois dimensions. Les muons sont des particules subatomiques générées naturellement qui ne présentent absolument aucun danger pour les êtres humains, l’alimentation, les médicaments et les animaux. Présents depuis plusieurs milliards d’années, les muons sont produits lorsque des rayons cosmiques intergalactiques à haute énergie entrent en collision avec les atomes de la haute atmosphère terrestre. Ces muons voyagent à une vitesse avoisinant celle de la lumière et ont une haute capacité de pénétration. La plupart sont capables de traverser l’écorce terrestre sur des dizaines, voire des centaines de mètres.

La première utilisation documentée de détecteurs de muons simples remonte à 1970, alors que Luis W. Alvarez effectuait des recherches à l’intérieur de la pyramide de Khephren, à Gizeh, en Égypte, pour y trouver des chambres cachées ou secrètes dans la maçonnerie.[1] Bien que la technologie existe depuis des décennies, le coût élevé de ses composants en a fortement limité l’expansion. L’activité attendue des flux de muons est de quelque 10 000 particules par mètre carré par minute, de sorte que de sérieux calculs sont nécessaires pour prendre en compte toutes les trajectoires suivies par les muons, leur vitesse et leur spin. Or, dans un environnement comme le commerce ou encore à des fins de sécurité, où le temps représente un facteur déterminant, de tels calculs doivent être menés sur une période de temps très courte.

Les récentes évolutions informatiques, notamment la diminution du coût des puces de silicium et de l’apprentissage automatique, ont changé la donne. Une opération de scan qui aurait pris plusieurs heures il y a vingt ans n’exige aujourd’hui que quelques minutes. La muographie peut être appliquée à présent à des domaines comme la géologie (l’étude des volcans), l’archéologie (l’étude des pyramides et des tombes), le bâtiment (pour évaluer la sûreté et l’intégrité des structures) et, depuis 2003[2], l’inspection non intrusive de marchandises (INI).

Aux fins de l’inspection non intrusive, les muons sont traqués par des détecteurs placés au-dessus et en dessous de l’objet à scanner. Leur trajectoire est calculée lorsque les particules passent par le détecteur du haut. Lorsqu’elles traverseront l’objet, il se produira un degré de dispersion qui dépendra de la structure atomique de l’objet en cause. Plus ce dernier sera dense au niveau atomique, plus la dispersion des muons sera élevée. L’angle de sortie des muons est mesuré par le détecteur du bas et l’angle de dispersion est ensuite calculé en recourant à une base de données utilisant un algorithme de reconstruction de l’image. Ainsi, une image 3D peut être créée. Mais ce qui est plus intéressant encore, c’est que la structure atomique de l’objet est également jaugée et peut être mise en correspondance avec une marchandise, si cette dernière est incluse dans la base de données de l’appareil. Si une marchandise cible est retrouvée, le système envoie une alerte avec les informations concernant les coordonnées de l’objet en cause. La base de données de l’appareil peut être actualisée en fonction des besoins du client. Une estimation du poids est également fournie mais sa précision dépend du temps de balayage – par exemple, la durée habituelle du contrôle par balayage d’un conteneur maritime permet d’obtenir un degré de précision à quelques dizaines de kilogrammes près.

Muons et rayons X

Le niveau d’énergie naturelle des muons est en moyenne 1 000 fois supérieur à celui des plus grandes machines à rayons X, de sorte que les muons pénètrent même les matières les plus denses, comme le plomb, l’acier, le ciment, la pierre, l’uranium et le minerai de fer, ce qui n’est pas possible avec les rayons X. La nature ionisante des rayons X suppose aussi que ces derniers peuvent altérer la structure cellulaire des matières biologiques et leur usage est donc soumis à une législation stricte. Afin de réduire autant que possible le risque d’exposition aux rayonnements, le temps d’exposition aux rayons X est réduit au strict minimum, une certaine distance doit être respectée entre le technicien et la source de rayonnement et le personnel doit porter un équipement de protection en plomb ou dans un autre matériau lourd, ces trois mesures pouvant être appliquées simultanément. Les flux de muons ne sont pas, eux, ionisants et, comme ils sont produits naturellement, ils ne sont pas nocifs pour les humains et n’exigent aucune mesure de protection. Soit dit en passant, depuis que vous avez commencé à lire le présent article, près de 20 000 muons ont traversé votre corps…

En somme, les détecteurs à muons peuvent être installés partout, notamment aux points de contrôle frontaliers où seuls des contrôles documentaires sont actuellement effectués, ainsi que dans les ports, les aéroports et les centres postaux. La tomographie muonique peut être utilisée en tant que dispositif primaire d’inspection non intrusive pour tous les mouvements de personnes, de véhicules et de marchandises, et elle peut être intégrée dans les systèmes informatiques existants.

La capacité de la tomographie muonique à identifier les matériaux ouvre de nouvelles possibilités en termes d’efficacité et d’expérience pour les personnes soumises à un contrôle. Prenons l’exemple des voyages en avion. Aujourd’hui, nous faisons la file pour passer par le contrôle de sécurité à l’aéroport et nous sommes contrôlés avec nos effets personnels une personne à la fois. Ces contrôles individuels sont dus aux limites de la technologie de détection par rayons X qui est énergivore. L’opérateur du scanneur cherche des indices indiquant la présence de dispositifs utilisés pour les explosifs, comme des détonateurs, des fils ou des minuteurs, ou encore pour détecter des armes blanches ou de poing. Bien que certaines machines soient équipées d’un logiciel de reconnaissance automatique d’objets dangereux, elles exigent d’être manipulées par des opérateurs qualifiés, qui doivent avoir suffisamment de temps pour s’occuper de tous les passagers.

Les appareils de tomographie muonique sont calibrés pour pouvoir détecter non seulement les engins explosifs mais aussi les matières explosives. Ils offrent aussi la possibilité de scanner les liquides, ce que les technologies actuelles ne permettent pas. Des panneaux de détection muonique peuvent être encastrés dans les murs des bâtiments, ce qui permet d’éviter de devoir faire la queue aux contrôles de sécurité. Toute la salle peut se transformer en un scanneur passif, permettant de passer au crible les voyageurs et leurs bagages sans s’immiscer dans la vie privée des personnes et sans mettre en péril leur santé.

Autre différence de taille entre la tomographie muonique et la radiographie par rayons X, les scanneurs à muons ont une empreinte carbone bien moindre et utilisent nettement moins d’électricité. Comme ils ne comptent pas d’éléments mobiles et que les détecteurs sont fabriqués essentiellement en matières plastiques, leur cycle de vie devrait être bien plus long.

Le prix de vente de ces scanneurs reste équivalent à celui des systèmes de tomodensitométrie à rayons X. Les coûts d’entretien sont moins élevés, puisque les machines ne sont pas équipées de sources de rayonnement ni de parties mobiles. Certains de ces scanneurs seront conçus pour tolérer les climats chauds et les conditions climatiques en bord de mer.

Performance

Des logiciels qui permettent de mettre en correspondance le contenu des marchandises avec les données des manifestes électroniques, plus connus sous l’acronyme eFTi[3], sont en cours de développement. Jusqu’à présent, l’accent a été mis sur le fret conteneurisé mais les détecteurs et les logiciels peuvent être utilisés dans toutes sortes de configurations, que ce soit pour scanner de petits bagages ou des conteneurs, des camions, voire des bâtiments entiers. Les solutions peuvent donc être mises à l’échelle et les modules des capteurs peuvent être disposés de diverses manières, un peu comme des pièces de LEGO®.

Le premier système de scanneur muonique qui pourra être utilisé aux fins des contrôles douaniers fera l’objet d’un pilote à l’été 2023 et d’autres déploiements sont prévus dans les années à venir. Nous pensons que, 50 ans après les premiers essais, la muographie est prête à révolutionner l’univers des contrôles aux frontières pour que l’énergie du cosmos puisse être mise au service d’un monde plus sûr et plus juste.

En savoir +
https://www.gscan.eu

[1] Alvarez, L. W., Anderson, J. A., Bedwei, F. E., Burkhard, J., Fakhry, A., Girgis, A., … & Yazolino, L. : Search for Hidden Chambers in the Pyramids: The structure of the Second Pyramid of Giza is determined by cosmic-ray absorption. Science, 1970. N° 167(3919), pp. 832-839.

[2] Borozdin, K. N., Hogan, G. E., Morris, C., Priedhorsky, W. C., Saunders, A., Schultz, L. J., & Teasdale, M. E. : Radiographic imaging with cosmic-ray muons. Nature, 2003. N° 422(6929), pp. 277-277.

[3] Electronic freight transport information (eFTI) developments – ESC (europeanshippers.eu)