Dossier

Les douanes à l’heure de l’informatique cognitive

20 février 2017
Par Stewart Jeacocke, spécialiste international des questions douanières chez IBM and Norbert Kouwenhoven, chef du groupe Douanes, Équipe Union européenne, IBM

Ce que l’on appelle en anglais le « data analytics », une science consistant à examiner des données brutes dans le but de tirer des conclusions à partir de ces informations, par exemple à l’aide de règles de sélectivité automatique, est un outil d’une importance croissante pour les douanes. Dans sa forme conventionnelle, elle est toutefois soumise à quelques contraintes sérieuses : elle ne permet que d’exploiter les données à partir de schémas et règles prédéfinis et exclut les données non structurées, dont les supports sont des e-mails, des médias sociaux, des blogs, des documents, des images ou des vidéos. L’informatique cognitive vient pallier ces lacunes en permettant aux douanes de tirer des informations à la fois de données structurées et de données non structurées, de découvrir de nouveaux schémas et règles, de saisir l’expérience des utilisateurs les plus aguerris et d’améliorer la qualité et la cohérence de la prise de décisions.

À l’aube de l’ère « cognitive »

Le 11 mai 1997, le système informatique Deep Blue battait aux échecs le grand maître et champion du monde Garri Kasparov à l’issue d’un match en six parties. Cette victoire a représenté une étape clé dans l’évolution des systèmes informatiques et a inspiré un autre projet d’envergure lancé plus récemment : mettre au point un ordinateur capable de battre les champions à un jeu plus compliqué, le jeu télévisé américain Jeopardy !

En février 2011, ce système informatique – baptisé Watson – affrontait deux des meilleurs candidats de ce jeu et les battait devant des millions de téléspectateurs. Watson est équipé d’une technologie considérablement plus avancée que celle de Deep Blue qui lui permet de comprendre et de traiter une quantité massive de données non structurées. Watson a démontré qu’une toute nouvelle génération d’interactions entre les humains et les machines était possible et a marqué l’avènement d’une nouvelle ère informatique : l’ère « cognitive ».

Depuis lors, de nombreuses grandes entreprises technologiques, comme IBM, Google, Facebook et Apple, se sont lancées dans le développement de systèmes cognitifs. Trois caractéristiques distinguent ces systèmes des systèmes de l’ère de la programmation :

  • ils comprennent des données non structurées, par détection et interaction ;
  • ils raisonnent en formulant des hypothèses, en analysant des arguments et en faisant des recommandations ;
  • ils apprennent via l’enseignement direct d’experts, grâce à chaque nouvelle interaction avec ses utilisateurs et du fait qu’ils ingèrent continuellement de nouvelles données.

On estime que 80 % de toutes les données produites aujourd’hui sont non structurées. Des données non structurées sont des données qui ne sont pas organisées de façon prédéfinie ; ce sont habituellement des fichiers textes volumineux et bien souvent des documents, rapports et articles, mais il peut s’agir aussi d’images, de médias sociaux et de vidéos. Autrefois inintelligible, cette pile de documents constitue à présent une riche source de données que les systèmes cognitifs sont en mesure de traiter plus rapidement et avec plus de précision que ne le pourront jamais les humains. Traiter l’entièreté du contenu de Wikipédia est simple comme bonjour pour un ordinateur !

Premiers succès en oncologie

C’est dans le monde médical, plus précisément en oncologie, que les systèmes cognitifs ont connu leur premier succès commercial. Watson est utilisé pour compiler des notes médicales et des notes de recherches non structurées ainsi que des résultats de tests. Des descriptions de symptômes, les caractéristiques des patients, les thérapies choisies et les résultats correspondants sont consignés dans ces notes. Watson est en mesure d’examiner cet énorme flux d’informations, de découvrir des corrélations, des schémas et des hypothèses, tout cela venant s’ajouter à l’enseignement dispensé par des experts cliniciens pour donner naissance à un corpus de connaissances.

En mettant à profit ce corpus, Watson aide les médecins à faire des choix thérapeutiques personnalisés pour les patients. En fonction des symptômes et de l’historique d’un patient, il suggère diverses thérapies possibles et octroie à chacune d’entre elles un indice de confiance. Les médecins peuvent parcourir les documents qui ont servi à définir chacune des hypothèses thérapeutiques afin de comprendre sur quels éléments d’appréciation Watson a basé sa recommandation. Plus Watson trouve d’informations pertinentes à l’appui d’un traitement précis, plus l’indice de confiance est élevé. Lorsque Watson a besoin de davantage de tests pour améliorer ses recommandations, il en fait la suggestion au médecin.

Grâce à la solution Watson, médecins et patients peuvent bénéficier des centaines de milliers de pages de recherches et de résultats médicaux, une base de connaissances bien trop importante et qui évolue bien trop rapidement pour que quiconque soit apte à les lire intégralement et à se tenir au courant. Précisons que si Watson donne aux médecins traitants des avis sur les différentes options thérapeutiques, ceux-ci restent maîtres de la décision finale, aux côtés de leurs patients.

Douanes et systèmes cognitifs

Programme de conformité, gestion des risques et audits comptent toujours parmi les techniques les plus performantes auxquelles ont recours les douanes pour accomplir leur mission. Grâce à ces programmes et méthodes de travail, les douanes sont en mesure d’apporter leur concours à la vaste majorité des opérateurs économiques qui souhaitent être en conformité et d’axer leurs ressources sur le contrôle du petit nombre d’entre eux qui présentent le plus de risques pour un pays. Les outils analytiques pour l’interprétation des données ou « data analytics » ont joué un rôle critique dans la mise en œuvre de cette démarche. Cependant, ils sont limitées. Ils ne permettent notamment que de rechercher des schémas et des règles prédéfinis et laissent de côté les données non structurées, soit 80 % des données disponibles.

Or, la quantité de données, en grande partie non structurées, dont disposent les douanes explose du fait d’initiatives visant à créer des plateformes d’informations, à l’instar du Réseau douanier de l’OMD pour la lutte contre la fraude, ou encore de la facilité avec laquelle internet permet de publier des informations. En outre, les chaînes d’approvisionnement étant désormais mieux équipées et interconnectées, les opérateurs économiques partagent un plus grand nombre d’informations avec les douanes.

Les systèmes cognitifs permettent aux douanes de tirer des informations de cette masse de mégadonnées, de découvrir de nouveaux schémas et règles, de saisir l’expérience des utilisateurs et d’améliorer la qualité et la cohérence de la prise de décisions. Dialoguer, décider et découvrir sont ici trois maîtres mots.

  • Dialoguer– Les programmes visant à mieux informer pour favoriser la conformité pourraient être améliorés via le recours à un assistant virtuel capable de dialoguer avec les voyageurs ou avec les importateurs occasionnels, et de les guider tout au long du processus d’importation, ou encore de mettre en lumière les régimes préférentiels applicables. Dubaï a, par exemple, récemment lancé Saad, un assistant virtuel qui guide les personnes au cours du processus de création d’entreprise. Lors des inspections, les douaniers pourraient se servir d’un iPad pour photographier un document rédigé dans une langue étrangère et en obtenir instantanément la traduction dans leur langue maternelle. Ils pourraient également photographier un article dont ils ignorent la nature et rechercher automatiquement des images similaires dans la banque d’images de leur administration. Les agents chargés du ciblage pourraient interroger un système unique afin d’avoir accès à l’ensemble des renseignements et informations concernant un envoi, et ainsi déterminer rapidement si l’envoi doit être retenu pour inspection.
  • Découvrir– Les systèmes cognitifs peuvent passer en revue des données pour découvrir des schémas et liens jusqu’alors inconnus, des indicateurs de fraudes et d’autres risques encore. Il ne s’agit pas seulement de traiter les données saisies électroniquement dans des systèmes informatiques durant le processus de déclaration en douane. Les documents commerciaux, tout comme les sources ouvertes de renseignements – sites web, médias sociaux, dossiers de sociétés, systèmes de traçage de conteneurs et d’identification automatique des navires (SIA) –, peuvent aussi être consultés et regroupés avec des documents gouvernementaux classifiés.
  • Décider– Les systèmes conventionnels de sélection/ciblage peuvent être améliorés grâce à la technologie cognitive et être ainsi en mesure de traiter les informations en texte libre figurant dans les dossiers des opérateurs économiques et de s’en servir pour renforcer la précision du ciblage. Les descriptions de marchandises peuvent être automatiquement comparées au classement tarifaire déclaré afin de repérer des risques d’erreur de classement. Dans un avenir pas si lointain, les images de scannages de camions et de conteneurs pourront être automatiquement comparées aux documents présentés par les opérateurs économiques pour appeler l’attention des douaniers sur les expéditions dont le scannage semble ne pas correspondre à la description faite des marchandises.

Ciblage cognitif

Certains pays ont déjà mis en œuvre des solutions cognitives destinées à améliorer leurs processus de ciblage/sélectivité. L’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), par exemple, a modifié son système de ciblage afin de pouvoir appliquer un processus cognitif aux champs de description des marchandises en texte libre. Elle a ainsi pu obtenir des résultats plus précis par rapport au dispositif antérieur, qui reposait sur une recherche par mots-clés.

Prenons un exemple simple : le système cognitif comprend que si les mots « pas de caisses en bois » figurent dans une description de marchandises, le profil de la cargaison n’exige pas le contrôle auquel sont assujettis les emballages en bois. Avec les techniques antérieures fonctionnant par mots-clés, une concordance aurait été établie en raison de la présence dans le texte du mot « bois ». La solution cognitive comprend que « pas » indique une négation. Cette réduction des concordances faussement positives se traduit par une réduction des inspections inutiles.

Des conseillers à l’appui du renseignement et des enquêtes

Plusieurs pays expérimentent l’utilisation de solutions cognitives à l’appui du renseignement et des enquêtes. Une des solutions communément proposée est la mise au point d’une machine faisant fonction de « conseiller » permettant aux enquêteurs d’analyser des sources de données structurées et non structurées en posant des questions formulées dans un langage naturel. L’enquêteur entre dans le système et tape une question, par exemple : « quels liens existe-t-il entre les gangs footballistiques et le trafic de stupéfiants ? ». Ou encore : « quels membres du gang footballistique « Ultras » sont liés aux sociétés actives dans le Port de Sevenberg ? ». Le « conseiller » répond par une série d’hypothèses.

À la première question, les réponses pourraient par exemple tourner autour de mots clés comme « Ultras » ou « pays Baltes », ou d’autres hypothèses encore. L’enquêteur peut ensuite approfondir chaque hypothèse pour en comprendre les tenants et les aboutissants. Le « conseiller » aura pu s’appuyer sur des extraits de documents provenant de bases de données classifiées ou sur des sources ouvertes, comme des articles de presse ou de la littérature grise. En trois semaines, une petite équipe d’une administration des douanes est ainsi parvenue à créer un système pilote qui a passé en revue plus de 20 000 documents provenant de six sources ouvertes de renseignements différentes, comme Reuters, diverses agences de presse nationales, des sites web de sociétés et des communiqués de presse. L’équipe a ensuite pu interagir avec le système de la façon décrite plus haut.

Derrière la simplicité de l’interaction se cache une intelligence artificielle hors du commun. Les systèmes cognitifs fonctionnent d’une manière similaire à celle du cerveau humain devant une tâche : ils apprennent grâce à l’enseignement que leur inculque quelqu’un d’autre, contrairement aux systèmes programmables qui doivent, comme leur nom l’indique, être programmés à l’aide de règles spécifiques. Le système cognitif rassemble des données de formats et de sources différentes. Il comprend le langage utilisé dans les documents et dans les questions des utilisateurs : à savoir que « Ultras » est le nom d’une organisation et que l’utilisateur est à la recherche de liens entre cette organisation et le Port de Sevenberg.

Un petit groupe d’agents du renseignement instruit le système en l’interrogeant comme décrit ci-dessus et en lui indiquant ensuite quelles réponses sont les plus pertinentes parmi celles qu’il a données. Ce processus permet de former le système en créant un corpus de connaissances. Le système apprend au fur et à mesure quelles parties des données auxquelles il a accès apportent la réponse la plus pertinente aux diverses questions qui lui sont posées.

Après avoir reçu une formation suffisante, le système commencera à répondre aux questions de la même façon que le ferait un agent du renseignement et il mettra en lumière des liens que ce même agent aurait mis des années à découvrir manuellement. De surcroît, le système, ayant été conçu sur la base de connaissances d’un groupe d’experts du renseignement, fait bénéficier de l’expertise d’éminents experts tous les douaniers qui y ont accès.

Feuille de route

L’informatique cognitive est bien là et diverses administrations douanières avant-gardistes l’exploitent déjà. Les organisations qui appliquent avec succès l’informatique cognitive suivent une feuille de route structurée mais dynamique, qui, si elle inspire l’optimisme, fait échec à l’autosatisfaction.

Grâce à leur capacité à comprendre une importante quantité de données non structurées, à raisonner, à échafauder des hypothèses et à apprendre, les systèmes cognitifs aident les douaniers à prendre de meilleures décisions dans un grand nombre de domaines et de scénarios. ils permettent à tous de profiter de l’expérience des meilleurs experts, que ce soit pour enquêter sur des cas complexes de fraudes ou pour déterminer si un conteneur doit être inspecté.

Nous sommes désormais entrés dans l’ère cognitive, et, dès lors, chaque administration devrait adopter l’informatique cognitive et développer une feuille de route dans cette optique. En créant des systèmes intelligents et apprenants, la douane entrera dans une nouvelle époque de facilitation et de contrôle.

 

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Norbert.Kouwenhoven@nl.ibm.com