Dossier: frontières fragiles

Une Académie des frontières voit le jour au Niger

15 juin 2023
Par Simon Izac, Douane française and Aboubacar Maifada, Douane du Niger

Les autorités française et nigérienne ont travaillé à l’établissement d’une école nationale à vocation régionale (ENVR) sur la gestion coordonnée des frontières qui vise à former les services de sécurité intérieure des pays d’Afrique de l’Ouest affectés par une dégradation de la sécurité dans leurs zones frontalières. Ces services acquièrent dans cette Académie des frontières un socle de connaissances et de techniques communes nécessaires pour garantir leur interopérabilité et contrer l’extrémisme violent sans faire obstacle au développement économique.

Gestion des flux de marchandises et de personnes au Sahel : mise en contexte

Depuis plus de 10 ans, les acteurs du contre-terrorisme observent la constitution de califats par des groupes djihadistes au Sahel[1]. Ces groupes djihadistes étendent leur territoire d’influence, faisant de plus en plus de victimes – en 2021, la violence liée à leurs activités aurait augmenté de 70 % par rapport à 2020[2]. La prise pour cible des civils semble être une tactique délibérée pour intimider les communautés locales afin de les forcer à coopérer ou à fuir.

Trois zones subissent plus de la moitié (55 %) des événements violents dans la région (cf. carte jointe) : le centre du Mali qui joue un rôle central dans la préparation des attaques perpétrées dans les zones voisines, les « trois-frontières » qui séparent le Mali, le Burkina Faso et le Niger, et le Centre-Nord du Burkina Faso. En outre, des incidents impliquant les mêmes groupes djihadistes ont été rapportés sur les frontières nord des pays côtiers du Golfe de Guinée (Côte d’Ivoire, Togo et Bénin).

Les zones frontalières sahéliennes, où le commerce est la principale ressource économique, ont subi 65 % des incidents violents en 2022. Elles sont devenues des sources de revenus financiers et d’influence que les groupes armés disputent aux États. Dans le passé, ces derniers ont peu investi dans ces zones, centrant leur effort de modernisation en matière de gestion des flux frontaliers essentiellement sur les points de passage canalisant l’activité économique et générant le plus de recettes fiscales (ports, aéroports et corridors régionaux de transit).

Aux mouvements de marchandises, s’ajoutent les mouvements de personnes qui ont augmenté avec les phénomènes migratoires générés par l’insécurité. Ces mouvements suscitent de plus en plus l’intérêt des pouvoirs publics et des bailleurs de fonds. En outre, compte tenu de la circulation des groupes djihadistes dans les zones frontières, le contrôle des personnes y est devenu un enjeu sécuritaire majeur.

Autrefois réalisés sur les routes, les contrôles se font maintenant à l’entrée des villes, avec fouilles approfondies, déchargements des marchandises, interdiction d’utiliser certains moyens de transport, fermeture de certaines routes au transport de marchandises, escorte payante et transbordement à la frontière.

Outre qu’elles pèsent sur une partie de la population et sur le commerce, ces politiques et mesures ont fragilisé les économies des espaces frontaliers et les groupes armés ont trouvé dans ces zones un théâtre d’opération privilégié. On y observe une normalisation de l’informalité, une banalisation de l’évitement de l’impôt, un amoindrissement du rôle de l’impôt, une concentration de la richesse par des élites commerçantes locales, une dépendance des fonctionnaires locaux à ces élites, un développement des rapports de patronage et une inégalité d’accès au commerce transfrontalier comme ressource économique pour les cadets sociaux[3] (jeunes, femmes, membres de groupes sociaux au bas des hiérarchies traditionnelles).

Il faut donc assurer une présence des services de l’État civile et non uniquement sécuritaire dans ces zones afin de proposer aux communautés frontalières une réponse qui soit à la fois sécuritaire et économique, associant donc forces de police et forces à vocation économique telles que la Douane.

Pour une mobilisation et une formation des forces de sécurité intérieure

Les représentants des services civils en arme tels que les douaniers, plus familiers des contraintes socio-économiques, se sont avérés insuffisamment préparés à la surveillance et au contrôle des mouvements des personnes et des marchandises. Si les bailleurs de fonds (Nations Unies, Union européenne, G5 Sahel, France, États-Unis et Allemagne) soutiennent massivement la formation des forces de défense et de sécurité intérieure au Sahel (Police, Garde nationale, Gendarmerie), les ateliers techniques proposés aux autres corps (Douane, Service des eaux et forêts) sont relativement courts et ne permettent que de forger une culture commune minimale. La mobilisation et la formation de tous les services de l’État visant à mettre en application une gestion coordonnée des frontières devrait être au cœur du dispositif sécuritaire.

Les Chefs d’État membres du G5 Sahel réunis en janvier 2020 à Pau en France se sont d’ailleurs engagés dans leur Déclaration conjointe « à prendre toutes les mesures visant à accélérer un retour de l’administration et des services publics sur l’ensemble des territoires concernés par la question ». La Déclaration énonce également que la France et l’Allemagne, dans le cadre de l’initiative du partenariat pour la stabilité et la sécurité au Sahel (P3S), viendront en appui en ciblant leur « intervention sur la formation et le déploiement jusqu’au niveau local de personnels en matière d’administration civile, de sécurité intérieure (police, gendarmerie, douanes) et de justice »[4].

Une école nationale à vocation régionale au Niger

Le Niger a une frontière longue de 5 690 kilomètres avec sept pays : l’Algérie et la Libye au Nord, le Tchad à l’Est, le Nigéria et le Bénin au Sud, et le Burkina Faso et le Mali à l’Ouest. Cinq des sept frontières sont caractérisées par une insécurité croissante due aux activités de groupes terroristes ou extrémistes, de bandits armés et de groupes politico-militaires.

Il y a quelques mois, les Douanes nigérienne et française ont proposé à leurs gouvernements l’établissement d’une école nationale à vocation régionale (ENVR) sur la gestion coordonnée des frontières appelée Académie des frontières. Concept créé en 1997, les écoles nationales à vocation régionale « s’inscrivent dans la stratégie diplomatique française d’appui au renforcement des États et à la stabilisation des zones de crise »[5]. Ce sont des « écoles de formation de cadres dédiées à la montée en expertise des forces de défense et de sécurité »[6] du pays qui les accueille et des pays de la région, voire du continent.

© Académie des frontières
© Académie des frontières

L’objectif de la nouvelle Académie est de former les corps en armes – gendarmes, policiers, gardes nationaux, agents des services forestiers et douaniers – afin qu’ils agissent de manière coordonnée pour contrer les divers groupes armés sans faire obstacle au développement économique. Il s’agit de favoriser l’interopérabilité des différents corps, de tirer parti de l’expertise et de la valeur ajoutée de chaque acteur, d’encourager l’exécution d’opérations conjointes au niveau national et régional, et d’équilibrer répression et soutien à l’activité économique. Les formations proposées portent donc autant sur des techniques de contrôles conjoints propres à assurer la sécurité des corps qui interviennent ensemble, qu’à la sensibilisation des forces de police aux contraintes des acteurs de l’économie de la frontière et, plus généralement, aux stratégies à adopter pour contrer l’extrémisme violent qui équilibreraient action économique et action répressive.

Le choix du Niger pour établir une école à vocation régionale était motivé par plusieurs facteurs :

  • la situation sécuritaire aux frontières du Niger ne relève pas de l’urgence militaire ;
  • le pays ne dispose que d’une seule autre école nationale à vocation régionale dédiée à la formation militaire de santé ;
  • les différents acteurs sécuritaires (Police, Gendarmerie, Garde nationale, Service des eaux et forêts et Douane) sont présents sur toutes les frontières.

Le gouvernement italien, qui accompagne le Niger dans son engagement contre le terrorisme depuis quelques années dans le cadre de la Mission bilatérale d’appui à la République du Niger (MISIN), a aussi rejoint le projet. Selon l’accord conclu entre tous les partenaires, la France et l’Italie en assurent le montage financier et en partageront le pilotage et la création de contenus avec le Niger. Les deux pays européens apporteront leur contribution financière dans le fonctionnement de l’école, et un soutien pédagogique. L’État nigérien fournira, lui, le terrain, des experts enseignants et le personnel de direction.

© Borders Academy
© Académie des frontières

Types de formation dispensés

Le milieu d’intervention, la frontière dite fragile, est au cœur de la formation qui est adaptée selon le public ciblé :

  • les directeurs et/ou officiers supérieurs étudient la stratégie de l’État à la frontière ;
  • les personnels encadrants et cadres intermédiaires suivent un socle commun théorique et pratique sur le rôle de l’État à la frontière et sur la gestion coordonnée des frontières en situation d’insécurité ;
  • les agents des unités de chaque corps sont formés de sorte qu’ils deviennent interopérables sur le terrain. Il s’agit de renforcer les capacités de la Douane et du Service des eaux et forêts en techniques de sécurité, et les capacités de la Police, la Gendarmerie et la Garde nationale à appréhender l’environnement économique de la frontière et à adapter leurs actions sur le terrain.

L’intérêt d’une ENVR n’est pas de former tous les corps en armes aux mêmes techniques que celles de la police ou de l’armée, mais bien de fournir à chaque corps les connaissances et techniques nécessaires à son intégration dans un dispositif global de gestion sécuritaire et économique de la frontière.

Gérer l’espace reste l’élément le plus contraignant pour la gouvernance des régions frontalières. La formation portera dès lors aussi sur la collecte, la gestion et la diffusion de l’information géographique, notamment sous formes de cartes, et l’utilisation des outils d’analyse spatiale. L’information géographique est associée à de multiples aspects opérationnels dont le déploiement des patrouilles et la planification des contrôles ainsi que l’analyse simultanée des risques sécuritaire, fiscal et économique. Elle facilite aussi la fusion du renseignement entre services et, en y apportant une dimension visuelle, permet un dialogue entre des acteurs de cultures professionnelles différentes (analystes, statisticiens, acteurs de terrain et décideurs) ayant des formations diverses.

© Borders Academy
© Académie des frontières

État d’avancement du projet et perspectives

L’appel d’offre pour la construction des bâtiments qui abriteront l’école devrait être publié dans les prochains mois. Ils seront implantés sur un terrain de cinq hectares donné par l’État nigérien et formeront un véritable campus avec amphithéâtre, salles de classe, salle informatique, réfectoire, foyer et chambres pour les élèves.

En 2021, des formations expérimentales ont été réalisées par la Douane française afin d’identifier les besoins des différents services et d’appréhender les contraintes. En 2022, la Direction Coopération Sécurité Défense (DCSD) du ministère de l’Europe et des affaires étrangères (MEAE) français a organisé et financé deux ateliers pédagogiques et la création de modules avec des cadres des cinq forces de sécurité intérieure (FSI) du Niger. Un voyage d’étude en Côte d’Ivoire a également été réalisé afin de comprendre le fonctionnement de l’Académie Internationale de Lutte Contre le Terrorisme du pays.

Depuis septembre 2021, dix-huit ateliers de formation ont déjà été organisés au profit de plus de 350 agents de terrain et cadres des cinq FSI nigériennes et de la sous-région. Ils ont été dispensés dans des salles de cours et des terrains loués ou mis à la disposition.

Ils portaient précisément sur :

  • la gestion coordonnée des frontières ;
  • la sensibilisation aux missions économiques et fiscales de la Douane ;
  • la fonction managériale (leadership, éthique et déontologie) ;
  • la fouille et la détection de caches aménagées sur les moyens terrestres ;
  • la lutte contre la fraude ( criminalité transfrontalière, faune, stupéfiants, armes et prohibitions diverses) ;
  • les techniques de tir et la sécurisation des armements ;
  • les techniques de sécurité dans les contrôles aux frontières ;
  • le secourisme ;
  • la communication ;
  • l’analyse et l’exploitation des données géoréférencées et la cartographie ;
  • la lutte contre les engins explosifs improvisés (EEI).

Les FSI nigériennes disposent d’un vivier de formateurs nationaux qui ont tout naturellement conduit les formations tout en étant relayés par des formateurs de pays de la région et des experts français.

En 2023, les formations seront ouvertes à d’autres pays d’Afrique de l’Ouest.

En savoir +
https://academiedesfrontieres.net/accueil

[1] Au sens géographique, le Sahel est la zone africaine semi-désertique faisant la transition entre le climat désertique et le climat tropical humide. Le nombre des États retenus sous l’appellation de Sahel fluctue. La stratégie de l’UE pour la sécurité et le développement au Sahel concerne les cinq États du G5 Sahel : la Mauritanie, le Mali, le Burkina Faso, le Niger et le Tchad.

[2] https://africacenter.org/fr/spotlight/mig2022-01-hausse-violence-militants-islamistes-sahel-dynamique-domine-combat-afrique-extremistes/

[3] Ce terme désigne l’ensemble des catégories sociales dominées (les jeunes et les femmes) par opposition à leurs « aînés sociaux » qui ont l’autorité liée à leur âge, à leur position dans la lignée et à la possession de ressources symboliques et matérielles.

[4] https://de.ambafrance.org/Sommet-de-Pau-Declaration-conjointe-des-Chefs-d-Etat

[5] https://www.diplomatie.gouv.fr/IMG/pdf/brochure_presentation_envr-09.02.23_cle05d146.pdf

[6] Idem

À lire

Une partie de cet article s’appuie sur des éléments publiés dans Cantens, T. (2021), “Border security in Africa: the paradigmatic case of the Sahel as the embodiment of security and economy in borderlands”.

Commonwealth & Comparative Politics, 59(4), 497-520.

https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/
14662043.2021.1997191