Le souk Zokra à Ben Gardane. Les magasins-entrepôts exposent leurs marchandises jusqu’au bord de la route de la frontière.

Panorama

Faciliter le commerce dans un contexte de menace sécuritaire : l’expérience tunisienne

20 février 2017
Par Mourad Arfaoui, Direction du renforcement des capacités, et Thomas Cantens, Unité Recherche, OMD

Fin juin 2016, des experts de l’OMD se sont rendus en Tunisie dans le cadre d’un programme de recherche sur les obstacles à la facilitation des échanges, en particulier les obstacles potentiels à la mise en place de l’Accord sur la facilitation des échanges (AFE) de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), programme mené par l’OMD dans plusieurs pays avec le soutien de la Douane coréenne.

Les experts se sont plus précisément intéressés à la perception des fonctionnaires quant à la facilitation du commerce, aux mesures de facilitation déjà en place et aux contraintes pesant sur la facilitation du commerce, au premier rang desquelles figure la sécurité qui est devenue une préoccupation majeure sur le terrain.

Depuis quelques années, la Tunisie connaît en effet des actions violentes perpétrées par des groupes ou des individus armés. Les attaques conduites au Musée du Bardo à Tunis (mars 2015), dans un hôtel de Sousse (juin 2015) et à Ben Guerdane (mars 2016) ont été particulièrement médiatisées compte tenu de leur ampleur. Selon le projet universitaire ACLED (Armed Conflict Location & Event Data Project), une cinquantaine d’événements armés violents ont été recensés en Tunisie en 2016, faisant au total 105 morts dont deux fonctionnaires de la douane.

La situation sécuritaire demeure difficile en particulier dans la ville de Ben Guerdane, carrefour commercial concentrant les flux de commerce formels et informels traversant la frontière tuniso-libyenne. En août 2015, un groupe armé a revendiqué une attaque contre une patrouille de la douane, provoquant la mort d’un douanier. Le 19 novembre 2015, une patrouille de la douane, au poste avancé de Sidi Toui (à 50 km au sud de Ben Guerdane), a arrêté 3 terroristes qui tentaient de s’introduire illicitement en Tunisie depuis la Libye. En mars 2016, un groupe armé se revendiquant du Groupe État Islamique a pénétré dans la ville de Ben Guerdane, tué plusieurs personnes dont un douanier et un policier et a tenté de soulever la population contre l’État central, notamment contre les fonctionnaires de la douane accusés de menacer le commerce informel, première source de revenu dans la région.

Les experts de l’OMD ont procédé par entretiens, individuels et collectifs, avec les fonctionnaires des douanes et les opérateurs du secteur informel. Ils ont également conduit des visites de terrain au port de Radès, à l’aéroport de Tunis-Carthage, au poste frontalier avec la Libye de Ras Jedir, dans les entrepôts de marchandises de Ben Guerdane et sur les postes avancés de El M’guissem et Sidi Toui sur la frontière tuniso-libyenne.

Cet article présente succinctement la première analyse effectuée par ces experts et les pistes de travail qui, selon eux, permettraient à la Douane tunisienne d’élaborer une politique douanière équilibrant facilitation et sécurité en fonction de son environnement, ses priorités et ses moyens, et non pas nécessairement ou uniquement en fonction de recommandations extérieures.

Faciliter : une idée profondément ancrée dans la culture professionnelle

La majorité des cadres de la douane qu’ont rencontrés les représentants de l’OMD ont déclaré être particulièrement sensibles à la dimension facilitation de leurs fonctions. L’idée de faciliter le commerce est visiblement ancrée dans les représentations des cadres et leur culture professionnelle.

Des mesures techniques et procédurales ont été mises en place pour faciliter le traitement des transactions commerciales : des procédures accélérées pour les produits périssables et inflammables (main levée en moins de 6h), un guichet unique électronique de dépôt des documents accompagnant la déclaration (utilisé dans 90% des opérations), un module automatisé de sélectivité avec une analyse des risques centralisée à la Direction générale, l’autorisation de déclarer en douane sans passer par un commissionnaire agréé en douane (option utilisée dans moins de 10% des déclarations), la possibilité pour certains opérateurs de déposer une déclaration anticipée (demande d’autorisation d’enlèvement – moins de 10% des cas), un programme d’Opérateurs Économiques Agréés (24 à l’aéroport, avec des critères très sélectifs d’admission), l’utilisation de l’inspection non intrusive, et, enfin, l’utilisation du contrôle différé des déclarations en douane.

Les responsables rencontrés ont reconnu la nécessité de prendre des mesures pour renforcer la politique de facilitation du commerce parmi lesquelles figurent :

  • la simplification des procédures douanières,
  • l’amélioration du système informatique douanier actuel,
  • un remaniement de la politique de gestion des risques, notamment à travers une mise à jour des indicateurs de risque,
  • l’amélioration de la coordination entre les différents acteurs présents aux frontières (douane, police, services chargés de l’agriculture, de la santé, des certifications, etc.),
  • une meilleure circulation de l’information entre la Direction générale et les services de terrain afin d’assurer la traduction des politiques de facilitation en mesures et actions concrètes. L’adoption de l’Accord sur la facilitation des échanges (AFE) de l’Organisation mondiale du commerce devra notamment impliquer le déploiement d’une campagne d’information auprès des cadres sur le terrain, qui, même s’ils connaissent l’existence de l’Accord, n’en connaissent pas bien ses dispositions.

Procédures et mesures sécuritaires selon les postes frontaliers

Si tous les cadres des douanes rencontrés font état de leur souci de faciliter le commerce, au port, à l’aéroport et à la frontière tuniso-libyenne, il est évident que la facilitation du commerce ne peut pas prendre le même sens sur tous les postes frontaliers.

Port de Radès

Selon les responsables de la douane, les moyens sécuritaires se sont étoffés depuis 2013 au port de Radès où transite la très large majorité des flux de commerce extérieur tunisien : renforcement de la cellule chargée de la surveillance, déploiement de la brigade canine, mise en place d’un système de vidéosurveillance (74 caméras), acquisition prévue de nouveaux scanners (4 à 6 scanners), formation du personnel travaillant sur les scanners à la détection d’armes.

Ce déploiement de moyens supplémentaires n’a pas occasionné une refonte des procédures douanières et les contrôles de sécurité se sont greffés sur les procédures administratives en place : la majorité des cargaisons sont mises à la circulation « immédiatement » mais sont soumises au passage au scanner à leur sortie physique du port, et la brigade canine est systématiquement sollicitée pour les effets personnels.

La facilitation est ici entendue en termes de réduction des délais. A ce titre, la contrainte sécuritaire, en particulier le passage au scanner, peut générer des divergences entre des experts d’organisations internationales, soucieux de suivre une approche normative des procédures douanières (analyse des risques, réduction maximale des contrôles), et les fonctionnaires de la Douane tunisienne pour qui les enjeux sécuritaires ont une dimension nationale mais aussi individuelle.

Au niveau national, toute action d’un groupe armé aurait des conséquences économiques désastreuses. Au niveau individuel, un fonctionnaire des douanes qui aurait traité une opération d’importation par laquelle des moyens de commettre un attentat auraient été introduits serait l’objet de soupçons importants dans un contexte de corruption représentée comme généralisée. Il est alors évident que certains fonctionnaires ne souhaitent pas prendre de risque, pour la collectivité, mais aussi pour eux-mêmes, en cas de mauvais ciblage.

Aéroport de Tunis-Carthage

À l’aéroport, le personnel de la douane a comme objectif principal la facilitation du commerce et il ne semble pas que des mesures exceptionnelles de sécurité aient été prises, sauf l’inspection non intrusive systématique des colis transportés par un opérateur postal ou de courrier express – le contrôle physique à la sortie des magasins est, lui, en place depuis des années. Ceci peut s’expliquer par deux facteurs, habituels en milieu aéroportuaire : d’une part la célérité des opérations est un objectif majeur du fret aérien, et, d’autre part, les milieux aéroportuaires sont traditionnellement des milieux sensibles aux questions de sécurité.

Poste frontalier de Ras Jedir

Sur la frontière Sud-Est, l’effondrement de l’État libyen pose de manière pressante la question de la sécurisation des frontières et de la lutte contre la contrebande.

En réponse à ces menaces, des zones tampons sous haute surveillance militaire ont été instaurées dans le Sud tunisien, une région en grande partie désertique, située entre la Libye et l’Algérie. L’accès à cet espace, via quelques points de passage, est possible moyennant une autorisation délivrée par l’autorité militaire.

La limite nord de ces zones tampons se situe à l’ouest, côté algérien, dans la localité de Matrouha et à l’est, coté libyen, au poste frontière de Ras Jedir où se sont rendus les experts de l’OMD.

À ce poste frontalier de Ras Jedir, des portes blindées (et anti-char) ont été installées pour fermer la frontière en cas de danger. Des dispositifs particuliers d’éclairage rendent le point frontière opérationnel 24H/24 ; des miradors à l’extérieur du point de passage permettent de surveiller les mouvements sur le territoire libyen (pour prévenir toute action surprise de la part de groupes armés ou des mouvements importants de réfugiés). Les effectifs de la douane ont été renforcés et portés à 260 douaniers, tous dotés d’une arme personnelle. Un groupe d’intervention armé composé de personnels de la douane et de la garde nationale se tient prêt à intervenir sur réquisition du chef de bureau.

Une coordination entre la douane et les forces de sécurité est assurée sous la forme de deux réunions par mois et des plans d’action d’urgence ont été établis pour synchroniser l’action des services en cas de problème (acte terroriste, afflux de réfugiés, …). Cette synchronisation a pour but unique d’assurer la sécurité à la frontière. Les passages vers la Tunisie font l’objet d’un scanning systématique, principalement pour détecter des armes.

Sur le poste avancé d’El M’guissem, comme sur les autres postes avancés à partir desquels les forces gouvernementales rayonnent pour contrôler les zones qui séparent les passages frontaliers, les douaniers mènent uniquement une action de surveillance, dans des conditions extrêmement difficiles sur de nombreux plans (climat, habitat, alimentation en eau et électricité, communication uniquement par radio). Les saisies sont relativement faibles mais la fonction de renseignement peut être importante, notamment par les contacts avec les populations nomades.

À Ras Jedir, comme aux autres points frontières avec la Libye, le concept de facilitation des échanges commerciaux revêt une dimension spécifique. Le commerce transfrontalier fait vivre cette région. La facilitation du commerce marque la présence de l’État comme acteur de gouvernance dans une zone fragile. Comme dans d’autres zones marquées par l’insécurité, la capacité d’une organisation (qu’elle soit un État ou une milice) à faire passer le commerce à travers la zone est un indicateur, pour les populations, de sa capacité de gouvernance.

À ce titre, l’État tunisien, et notamment la Douane, joue un rôle important de négociation avec les autorités libyennes. Toute mesure libyenne (blocage, saisie, taxation) qui a des effets négatifs sur les marchands (en majorité informels), passeurs ou transporteurs tunisiens suscite une vive réaction de ces derniers côté tunisien (blocage de route, grève, dommages aux moyens de transport). Les douaniers tunisiens sont alors ceux qui peuvent résoudre, en partie, les différends. Cette fonction propre à la douane est nécessaire à l’État tunisien pour maintenir une paix sociale et conserver le soutien de la population. Le rôle des douaniers tunisiens est d’autant plus complexe qu’ils ne disposent parfois d’aucune contrepartie libyenne établie et professionnalisée.

Aperçu des incidents armés recensés en Tunisie depuis 2015. La bande frontalière de 40 km concentre plus de 50% de la violence alors qu’elle ne représente que 30% du territoire.

Assurer la fluidité des échanges à la frontière tuniso-libyenne en insérant la Douane dans le dispositif sécuritaire

D’une façon générale, en dépit de l’insécurité, la Douane tunisienne est présente sur la frontière tuniso-libyenne et prend une part active dans le dispositif de sécurité. La situation tunisienne est intéressante en ce sens que la douane a su restaurer son autorité sur la frontière après que celle-ci a été l’objet d’une gouvernance militaire. Ceci constitue un exemple dont pourraient s’inspirer les administrations des douanes opérant en milieu fragile ou d’insécurité.

À partir de l’expérience tunisienne, l’intégration de la douane dans le dispositif de sécurité, seule à même de garantir la fluidité du commerce transfrontalier, repose donc sur quelques facteurs :

  1. une volonté de prendre en compte la dimension économique de la frontière par les autorités centrales,
  2. une capacité des cadres locaux des douanes à faire remonter des analyses quantitatives vers les autorités centrales y compris sur leurs saisies,
  • une égalité en termes de moyens techniques de force (armement, moyens de surveillance) entre la douane et les autres services,
  1. une compréhension des enjeux locaux liés au commerce transfrontalier par les cadres des douanes qui appuient les activités commerciales de la région sur laquelle ils opèrent.

Sur ce dernier point, il convient de souligner que les fonctionnaires des douanes (et probablement les forces de sécurité) sont pleinement conscients de leur rôle « social » et n’ont pas adopté une politique purement répressive des trafics de marchandises « légales » (hors armes et stupéfiants).

La nomination de douaniers originaires de la région, une taxation plus ou moins forfaitaire pour les petites cargaisons, la présence de postes avancés qui favorisent les rapports avec les populations nomades et la lutte contre les « gros » contrebandiers (qui casse les situations monopolistiques et permet aux plus « petits », en plus grand nombre, d’exercer une activité) sont des mesures techniques simples qui contribuent à une paix sociale et favorisent un rapport favorable des populations avec les appareils répressifs d’État.

Quelques pistes de réflexion

L’objectif de la mission n’était pas de conduire des diagnostics ou de produire des recommandations, mais de faire des propositions visant à renforcer la position des cadres de la Douane tunisienne pour imaginer une politique douanière équilibrant facilitation et sécurité qui prenne en compte l’environnement, les priorités et les moyens de la Douane tunisienne, et qui ne soit pas développée nécessairement ou uniquement en réponse à des recommandations extérieures. Les propositions sont notamment les suivantes :

  1. Organiser un débat sur la possibilité d’instituer des procédures d’importation, d’exportation ou de transit plus rapides et plus fiables aux frontières qui tiennent compte des défis sécuritaires actuels.

 

  1. Conduire une étude quantitative sur les délais occasionnés par les contrôles de sécurité, en particulier le scanner. Il est très probable que les délais liés aux contrôles de sécurité, par exemple provoqués par le passage au scanner, soient mineurs, au regard du temps de passage au port. Ce type d’étude quantitative permettrait de montrer la compatibilité entre mesures de sécurité et facilitation.

 

  1. Adapter la politique anti-corruption aux fonctions sécuritaires. La corruption pose un problème inhabituel dès lors que les fonctions douanières s’orientent vers la sécurité. D’une part, par définition, les fraudes liées au terrorisme sont des événements rares (comparativement avec la fraude douanière commerciale). D’autre part, la représentation d’une douane globalement corrompue pèse sur les fonctionnaires non corrompus qui, dans le cas du contrôle sécuritaire, ne peuvent pas prendre de risque : en cas de non contrôle d’une cargaison à destination d’un groupe armé ou terroriste, le fonctionnaire en charge du dossier se verrait immédiatement soupçonné de corruption. En cas de mise en place d’un contrôle reposant sur la gestion des risques en matière sécuritaire, un dispositif légal doit protéger ces fonctionnaires. En parallèle, un dispositif d’évaluation des fonctionnaires doit permettre de surveiller leurs pratiques quotidiennes.

 

  1. Organiser un séminaire global pour les cadres afin de favoriser l’élaboration de politiques et techniques en interne et de mieux négocier avec les partenaires extérieurs. Les cadres de la douane bénéficient d’expertises et de formations extérieures, notamment sur les instruments de la facilitation. Toutefois, l’expérience de la douane au poste frontière avec la Libye démontre tout l’intérêt, pour une administration, à développer ses propres solutions localement et à faire preuve de flexibilité, administrative et intellectuelle dans l’appréhension des problèmes. En outre, les cadres douaniers rencontrés ont tous témoigné d’une volonté énergique de participer à la stratégie de la douane. Dès lors, il pourrait être intéressant que la Douane tunisienne propose à ses cadres un séminaire sur des thématiques globales dans lesquelles la douane est impliquée (facilitation, compétitivité, sécurité, terrorisme, corruption, fiscalité, …) pour les inciter à développer une réflexion propre et renforcer leurs capacités de négociation avec les partenaires étrangers et internationaux. Organisé régulièrement, ce type de séminaire est aussi un temps d’échange et une source de motivation pour les cadres.

 

  1. Organiser un atelier sur les techniques douanières de lutte contre la fraude en milieu désertique. Différentes douanes pourraient y partager leur expérience ce qui permettrait d’affiner les stratégies de contrôle de la frontière dans ces milieux. Pourrait y être abordée notamment l’opposition, d’ordre conceptuel, entre une gestion de la frontière comme une « ligne » à défendre et à contrôler par un réseau de postes avancés sur la frontière physique, et une gestion de la frontière comme un ensemble de « flux » transfrontaliers à gérer via une surveillance concentrée sur les carrefours commerciaux ou « trade hubs » vers lesquels convergent ces flux.

 

  1. Conduire une étude du « business model » des acteurs de la contrebande sur certains flux de marchandises. La contrebande et le secteur informel sont censés fournir des marchandises à bas prix aux populations les plus pauvres. Afin de garantir cette fonction sociale de la contrebande, la douane consent à appliquer des taxations forfaitaires avantageuses sur certains flux. Toutefois, nous manquons de données sur ce commerce. Il s’agirait de savoir quels sont les acteurs de la chaîne de valeur qui tirent le plus de bénéfices. S’il s’avère que certains acteurs accumulent des bénéfices importants et que les quantités importées sont largement sous-estimées, une étude quantitative renforcerait la capacité de négociation de la douane auprès des opérateurs du secteur informel et permettrait de justifier un remaniement de la fiscalité à leur égard.

 

  1. Mener une étude sur les liens entre contrebande et terrorisme. Il s’agirait notamment d’étudier les processus de passage d’un réseau à l’autre : comment des passeurs ou des contrebandiers peuvent-ils devenir des acteurs dans un réseau terroriste ? Quelles sont leurs motivations ? Quels sont les processus ?

 

  1. Mener une étude sur le rôle local de la douane: l’expérience tunisienne (confirmée sur d’autres terrains) montre l’importance de la participation de la douane à la gouvernance locale ainsi que la nécessité de ce rôle pour faire participer la population à sa propre sécurité.

 

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