S’attaquer à la corruption dans le commerce maritime
17 octobre 2023
Par Martin Benderson, Directeur adjoint, Collective Action & Partnership Development, Maritime Anti-Corruption Network (MACN)Dans l’économie mondiale hautement interdépendante d’aujourd’hui, les entreprises et les sociétés dépendent du dédouanement efficace des navires et des marchandises aux ports afin de pouvoir fonctionner correctement, se développer et prospérer. Plus de 80 % des échanges mondiaux passent par la mer et par les ports maritimes, de sorte que toute entreprise qui participe aux chaînes logistiques mondiales dépend d’une manière ou d’une autre des infrastructures portuaires pour les activités d’importation et d’exportation. Chaque jour, des navires et du fret entrent dans les ports et sont soumis à diverses procédures qui impliquent de nombreuses parties prenantes, parmi lesquelles la douane.
Le port est un monopole administratif sur un service public essentiel dont les entreprises dépendent pour leurs activités et leur croissance. Cette situation est un terrain fertile pour la corruption coercitive de la part des agents de l’État qui peuvent extorquer des pots-de-vin de la part des entreprises pour l’exécution de procédures de routine, durant le dédouanement des navires et des marchandises par exemple[1]. La corruption de ce type dans l’environnement maritime augmente les coûts du commerce et fait aussi obstacle, au final, au développement socioéconomique, en particulier dans les pays à faible et moyen revenu où les frais liés aux échanges commerciaux sont déjà les plus élevés.
Pourquoi s’attaquer à la corruption dans les ports ?
La corruption représente un coût pour les entreprises et pour les sociétés. Les effets de la corruption aux ports ont été documentés par plusieurs études et à travers les données recueillies par le Maritime Anti-Corruption Network (MACN) ou Réseau anti-corruption dans le secteur maritime.
- Augmentation du coût du commerce : Les études portant sur l’Afrique australe ont montré que les dessous-de-table représentent une hausse de jusqu’à 14 % des frais totaux d’expédition pour un conteneur standard de 20 pieds et que les transporteurs évitent activement les « ports corrompus » en empruntant des itinéraires moins directs et plus longs, passant par des ports où la corruption est moins présente. Ces détours augmentent les frais commerciaux et de carburant ainsi que les émissions de gaz à effet de serre et créent des encombrements et des retards au niveau régional[1].
- Cause de retards : Les demandes de gratification s’accompagnent généralement de menaces de retarder le passage du fret ou du navire. Les pots-de-vin aux ports créent des ralentissements dans les files d’attente pour le dédouanement et causent ainsi des retards[2].
- Porte ouverte aux activités illégales : La corruption aux frontières et aux ports est susceptible de faciliter une vaste gamme d’activités illégales comme la traite de personnes et la contrebande de marchandises, l’évasion fiscale et les crimes transfrontaliers[3].
- Baisse de la productivité et ralentissement de la croissance: Les entreprises qui versent des dessous-de-table investissent non seulement plus de temps et d’argent en démarches bureaucratiques mais elles souffrent également des coûts indirects de la corruption, comme une baisse de leur productivité, un ralentissement de leur croissance, une hausse des larcins de la part des employés et un enchérissement de l’accès au capital. [4]
- Mise en péril du bien-être des gens de mer : Le refus ou la remise en cause des pratiques de corruption peuvent mettre en danger la sécurité des gens de mer, du bateau et du fret et avoir un effet négatif sur le bien-être et la santé mentale des marins. Le capitaine et son équipage sont mis sous une pression énorme lorsqu’ils sont confrontés à des demandes de corruption de la part des agents du port, qui peuvent s’arranger pour créer des retards et retenir leur navire à un coût considérable pour leur employeur[5].
Stratégie du Maritime Anti-Corruption Network
Le Maritime Anti-Corruption Network (MACN) est une initiative dirigée par l’industrie qui promeut le concept d’action collective entre les entreprises du secteur maritime, les pouvoirs publics et la société civile en vue d’éliminer la corruption et de promouvoir un commerce participatif le long de la chaîne logistique maritime. Fort des 190 entreprises du secteur maritime qui en sont membres, le MACN représente plus de 50 % du tonnage total des navires utilisés pour le transport de marchandises sur les routes maritimes à travers le monde.
Dès le début, le MACN a suivi une stratégie intégrale couvrant la problématique des dessous-de-table et de la corruption tant au niveau de l’offre que de la demande. La stratégie se fonde sur deux démarches fondamentales : la première se centre sur le renforcement des programmes institutionnels de lutte contre la corruption pour les membres du Réseau, et la deuxième s’adresse davantage au monde extérieur en se focalisant sur le dialogue avec les autorités publiques en vue d’améliorer par exemple les procédures de dédouanement, les cadres règlementaires et l’éthique.
Dans les programmes dit d’action collective du MACN, les gouvernements, le secteur du transport maritime et la société civile essaient de dégager des solutions constructives pour répondre aux problèmes qui pèsent sur l’intégralité de la chaîne logistique maritime. La démarche d’action collective du MACN s’est avérée efficace pour endiguer la corruption dans des lieux difficiles, comme en Argentine, au Bangladesh, en Égypte, en Inde, en Indonésie, au Nigeria, au Pakistan et en Ukraine.
Action collective public-privé pour réduire la corruption aux ports et aux terminaux nigérians
Au Nigeria, le MACN a travaillé avec la Convention on Business Integrity (Convention pour l’éthique commerciale – CBi), une organisation sans but lucratif qui promeut les pratiques commerciales éthiques, la transparence et la concurrence loyale dans les secteurs privé et public. Depuis 2012, les deux entités collaborent avec les partenaires gouvernementaux sur une série d’initiatives visant à renforcer l’éthique et à améliorer l’environnement opérationnel du secteur maritime au Nigeria. Au fil des années, ce partenariat a permis aux usagers des ports d’exiger un plus grand respect des politiques et des lois aux ports et aux terminaux nigérians, et d’en assurer le suivi et l’effectivité.
De même, il a aidé le gouvernement fédéral du Nigeria à renforcer sa capacité à établir des systèmes de contrôle de la conformité et à collaborer avec le secteur privé et la société civile à travers une action collective qui vise à mettre en place des initiatives qui amènent un changement de paradigme au niveau des comportements et les mesures nécessaires pour améliorer le respect des règles et l’efficacité aux ports et aux terminaux. Toutes ces activités ont vocation à améliorer directement les flux commerciaux à destination et en provenance du Nigeria et à appuyer le développement socioéconomique du pays. Au niveau national, l’African Centre for Supply Chain (ACSC, 2021) estime que la lenteur des livraisons des marchandises, les retards, le détournement du fret et les surestaries excessives aux ports maritimes ont pénalisé la croissance économique du Nigeria à hauteur de 14,2 milliards de dollars des États-Unis.
Recourir aux données du secteur pour détecter et endiguer la corruption
En 2019, le MACN et la CBi ont lancé l’Anti-Corruption Helpdesk, service d’assistance anti-corruption pour le secteur maritime et pour les bateaux faisant escale aux ports maritimes et aux terminaux nigérians. L’objectif de l’Helpdesk est d’octroyer aux entreprises l’autonomie et le soutien nécessaires pour refuser les demandes de bakchich durant le dédouanement d’un navire ou de marchandises en offrant un mécanisme de résolution des incidents et de responsabilisation en temps réel. Si une autorité gouvernementale demande une gratification, l’équipe locale de l’Helpdesk peut intervenir au nom du navire en remontant l’information au service gouvernemental chargé du contrôle de l’éthique. Cette coopération en temps réel entre les acteurs du secteur public et du secteur privé s’est avérée très efficace pour s’attaquer à la corruption des agents publics.
L’Helpdesk est innovant dans la mesure où il offre un soutien en temps réel, sur la base d’une démarche fondée sur la coopération entre les différents interlocuteurs. Lorsqu’il a été lancé, il était le premier mécanisme de soutien en temps réel au monde, offrant aux entreprises un appui par trop nécessaire dans un marché à haut risque.
Les données recueillies par l’équipe locale de l’Helpdesk au Nigeria montrent que plus de 90 % des incidents impliquant des faits de corruption sont résolus en 24 heures, le temps moyen de résolution se situant entre une et huit heures. Avant la création du service, ce genre de cas exigeait 7 à 10 jours pour être résolu. Pour une compagnie maritime, les coûts opérationnels (séjour au port, retard, formalités administratives) ont baissé de 150 000 dollars des États-Unis – 20 000 par port d’escale. Les éléments tirés de ces données suggèrent que l’Helpdesk n’est pas seulement un mécanisme de résolution efficace mais qu’il est aussi un puissant outil de prévention de la corruption. Le gouvernement du Nigeria utilise les données du service comme référence pour mesurer sa performance dans la lutte contre la corruption, reconnaissant le lien qui existe entre la prévention de la corruption et l’amélioration des flux commerciaux.
Collaboration interservices pour rendre effective la lutte contre la corruption aux ports
Le 9 décembre 2020, à l’occasion de la Journée internationale de lutte contre la corruption, le Vice-Président de la République fédérale du Nigeria a lancé le nouveau Nigerian Ports Process Manual (NPPM – Manuel nigérian des procédures portuaires). Il s’agit de promouvoir la transparence et d’éliminer les goulets d’étranglement et les demandes illégales aux ports maritimes et aux terminaux du pays en offrant une pleine transparence des procédures opérationnelles normalisées (PON).
Par la suite, pour garantir la mise en œuvre et le plein respect du NPPM, le gouvernement fédéral nigérian a établi une équipe spéciale permanente interservices aux ports, la PSTT (Port Standing Task Team). Les principaux objectifs de la PSTT sont de surveiller et de garantir le respect des dispositions du NPPM de la part de toutes les agences gouvernementales et des parties prenantes du secteur privé et d’aider à éliminer les risques de corruption et à accroître la transparence dans les opérations portuaires. Dans la pratique, la PSTT s’assure donc que les agents travaillant au port adhèrent strictement aux PON et mènent des vérifications matérielles à bord des navires et dans les ports et les terminaux durant les opérations de dédouanement des bateaux et des marchandises ; le cas échéant, elle offre une réponse en temps réel aux plaintes concernant les pratiques illégales des agents portuaires, des acteurs du secteur privé ou encore tout manquement par rapport aux PON ou aux délais prévus par le NPPM.
La PSTT est le fruit d’une collaboration interservices novatrice qui comprend des agences aussi importantes que la Commission indépendante de lutte contre la corruption et délits associés, le Département d’État, le Conseil des armateurs nigérians, l’Autorité des Ports nigérians et, plus récemment, le Service des douanes nigérian. Le mandat de la PSTT a permis de démanteler plusieurs réseaux de corruption aux corridors portuaires et d’enquêter sur les violations par rapport aux procédures opérationnelles normalisées. Dans le cadre de ses initiatives pratiques, la PSTT a lancé les visites conjointes à bord des navires par les agents de la Douane et d’autres autorités publiques afin d’améliorer la responsabilisation de chacun des services. Chaque agence doit respecter des délais bien définis pour monter à bord des bateaux et mener à bien sa mission. Ce mécanisme a amélioré la transparence, réduit les temps d’inspection et garanti que les agents montent bien à bord ensemble et effectuent leur contrôle dans les 90 minutes après leur embarquement, à moins qu’ils ne demandent formellement une prolongation des délais impartis.
Pour le Service des douanes nigérian, la PSTT est une solution gagnant-gagnant dans la mesure où elle lui a permis d’accroître son efficacité aux ports. Il a renforcé son mécanisme de résolution des différends et sa capacité à gérer les problèmes qui peuvent surgir au cours des procédures. L’engagement du Service à collaborer avec ses homologues au sein de la PSTT et d’assurer l’application des procédures opérationnelles normalisées a également été remarqué par le secteur privé. Depuis sa création, le MACN accueille un système de notification anonyme des incidents qui permet aux acteurs du secteur maritime de soumettre des rapports sur les demandes de corruption auxquelles ils ont été confrontés durant l’une ou l’autre opération portuaire, quel que ce soit le port dans le monde. Les données recueillies montrent une tendance clairement à la baisse pour ce qui a trait au nombre d’incidents notifiés par le secteur privé impliquant la Douane nigériane. Cette tendance à la baisse s’est clairement renforcée depuis le lancement de la PSTT en 2020 et, à ce jour, quatre incidents ont été rapportés en 2023, soit une diminution de 86 % (voir graphique 1).
Pour le secteur maritime et les usagers des ports au Nigeria, l’établissement de la PSTT et de l’Helpdesk a complètement changé la donne. Ils ont permis au secteur privé maritime de se défendre face aux demandes de dessous-de-table, de dénoncer ces abus et de les consigner ; à travers leur action, la PSTT et l’Helpdesk réduisent aussi le « prix à payer » lorsqu’on refuse de céder aux pratiques corrompues, ce qui a encouragé les entreprises concernées à rejoindre l’initiative d’action collective du MACN et de la CBi au Nigeria. Les deux dispositifs ont aussi galvanisé la confiance nécessaire entre le secteur public et le secteur privé au Nigeria et ont amélioré le dialogue entre eux sur l’éthique, la déontologie et les défis règlementaires afférents au commerce.
Résultats et incidences
Les solutions de lutte contre la corruption qui ont été adoptées par le gouvernement nigérian sont le résultat de plusieurs années de coopération du MACN et de la CBi avec le Bureau du Vice-Président du Nigeria, le ministère fédéral du Transport, le Conseil des armateurs nigérians, la Commission indépendante sur les pratiques corrompues, l’Unité technique sur la gouvernance et les réformes anti-corruption et d’autres agences gouvernementales importantes. À travers ce processus multipartite, le MACN et la CBi, ensemble avec leurs partenaires des pouvoirs publics, du secteur privé et de la société civile, ont obtenu de nombreux résultats. Si certains ont déjà été mentionnés, en voici un récapitulatif:
- Conformité renforcée: La PSTT assure l’application intégrale du NPPM et le respect des procédures opérationnelles normalisées (PON). Elle promeut l’éthique dans le secteur maritime du Nigeria en démantelant les réseaux de corruption aux ports et aux terminaux.
- Réformes institutionnalisées dans l’ensemble du secteur: Le décret exécutif n° 001 du Bureau du Vice-Président de 2017 sur la facilitation du commerce (Ease of doing business) exige de tous les services gouvernementaux, y compris les agences portuaires, de publier leurs PON, leurs procédures de demande et les calendriers, les mécanismes de recours et les conséquences concernant les retards de procédure. Il institutionnalise les réformes en cours et promeut la transparence.
- Soutien à haut niveau: Le gouvernement fédéral a apporté un soutien important à ces efforts à travers le Bureau du Vice-Président, ce qui a encouragé de nombreux autres services gouvernementaux à s’engager dans cette initiative.
- Trousse à outils anti-corruption: elle comprend les PON, le Port Service Support Portal (PSSP ou portail d’assistance des services portuaires), le Système de gestion d’apprentissage de la conformité, le NPPM et l’établissement d’un mécanisme de rapport sur les griefs, déployé moyennant l’Helpdesk du MACN.
- Mise en place de l’Helpdesk: Le MACN a lancé et mis en fonctionnement l’Helpdesk, qui vient compléter le PSSP. Son utilisation s’est accrue avec le temps et, depuis son lancement, plus de 800 bateaux y ont recouru.
Enseignements tirés
Cette initiative d’action collective montre qu’il est possible de s’attaquer à la corruption systémique en construisant des alliances fortes entre le secteur public et le secteur privé. Pour le MACN, l’initiative est une pratique modèle pour lutter contre la corruption à travers l’action collective. Les enseignements tirés sont notamment les suivants :
- Le soutien du gouvernement est essentiel pour amorcer un changement durable. L’appui des plus hautes instances a été décisif pour garantir le contrôle de la conformité des agences présentes dans les ports maritimes nigérians.
- Les données sont indispensables pour mettre en lumière les lacunes et pour mesurer les progrès réalisés. La stratégie choisie a été de recenser les acteurs clés pouvant avoir un effet de levier et d’inciter le gouvernement à adopter une approche axée sur les solutions et les données factuelles montrant que les problèmes de corruption sont systémiques. Cette approche a porté ses fruits.
- Il est fondamental de surmonter les obstacles à la confiance. Construire une relation de confiance entre le secteur public et le secteur privé peut prendre du temps et les entreprises peuvent dès lors tarder à notifier les risques systémiques pour l’éthique parce qu’elles ont peur de subir d’éventuelles représailles. Il est important, par conséquent, d’avoir une stratégie bien définie et de choisir les bons interlocuteurs, notamment au niveau des entreprises locales qui peuvent être les moteurs du changement.
- Il est important d’établir le lien entre la formation à l’éthique et la stratégie organisationnelle. Le renforcement des capacités tant du secteur public que du secteur privé contribue à encourager les changements de comportement. Pour porter ses fruits, la formation à l’éthique doit donc être mise en lien avec la stratégie globale des organisations et avec les mesures de réforme.
- Il est tout aussi important d’entamer un dialogue avec la société civile. La coopération avec la société civile est indispensable pour faire en sorte que le secteur public et le secteur privé assument mutuellement leurs responsabilités et garantissent la pérennité du projet.
Ces enseignements mettent en exergue l’importance de la collaboration, de la transparence et des stratégies à long terme pour s’attaquer à la corruption et améliorer l’efficacité et l’éthique des opérateurs aux ports maritimes et aux terminaux du Nigeria.
En savoir +
http://www.macn.dk
mbenderson@macn.dk
[1] Sequeira, S. et Djankov, S. 2009. ‘On the Waterfront: An Empirical Study of Corruption in Ports’ 2009, 2.
[2] Ibid.
[3] Igbanugo, H. et Gwenigale, R. ‘Assessing and Minimizing Customs-related corruption risk in Sub-Saharan Africa’s Ports’. 2011. Accessible en ligne sur : https://www.martindale.com/matter/asr-2504265.Assessing-and-Minimizing-Customs-Related-Corruption-in-SSA-Ports-July-2011.pdf.
[4] Chene, Marie. ‘Literature review on corruption at ports and border points in Southern Africa’, U4 Anti-corruption Helpdesk, 2013.
[5] Jenkins Matthew, The Relationship between Business Integrity and Commercial Success, Norway, U4 Anti-Corruption Resource Centre, 2018, p. 4-9
[6] ‘Corruption in ports puts pressure on crews’, Safety at Sea, 3 mars 2020.