Panorama

La caméra: une piste pour améliorer l’efficacité des contrôles à la circulation

18 octobre 2023
Par Cédric Orgeret, Douane française and Thomas Cantens, Unité recherche du Secrétariat de l’OMD

La Douane française a testé entre 2021 et 2023 l’utilisation de caméras dans des dispositifs d’embuscade sur les axes routiers. Placées discrètement au sol et connectées à un système 4G, elles permettent aux douaniers de détecter à distance les mouvements suspects. Montées sur hélicoptère ou drone et donc mobiles, elles permettent une surveillance plus large des abords des points de contrôle. Cet article présente cette expérimentation et les leçons tirées, tout en l’inscrivant dans l’évolution du dispositif du contrôle douanier en France et des tactiques sur le terrain.

Entre le 18e et la fin du 19e siècle, les brigades de la Douane française développaient, en dehors de tout programme industriel, plusieurs modèles de lits pliables transportables sous forme de sacs à dos. Ils permettaient aux douaniers de rester silencieux et immobiles pendant de longues heures à l’affût des mouvements des contrebandiers. Ce « lit d’embuscade »[1] est un objet emblématique de l’ingéniosité et de l’innovation de la profession douanière.

© Douane française
© Douane française

Le principe du lit d’embuscade d’antan – « voir sans être vu », puis profiter de l’effet de surprise pour intervenir – se retrouve aujourd’hui dans la caméra dite tactique. Il s’agit d’un capteur d’images, placé en un lieu clé d’un dispositif de surveillance (poste d’observation idéal mais qui s’avère difficile à tenir par des douaniers sans en révéler la présence) ou sur un moyen mobile aérien (drone, hélicoptère), de manière temporaire et à l’insu du « contrebandier ». L’utilisation de cette caméra a fait l’objet d’une expérimentation en France pour appuyer les contrôles dits « à la circulation » qui consistent à mettre en place des embuscades douanières sur les axes routiers intérieurs.

L’embuscade : hypothèse de travail quotidienne pour la douane terrestre

L’image d’un douanier immobile à la barrière n’a toujours été qu’une illusion. Les annales douanières françaises regorgent de mentions de dispositifs d’embuscade, y compris avec les fameux lits pliables, des convois de contrebandiers sur les routes et points de passage frontière non gardés de manière permanente. Au cours des années, cette méthode de travail en embuscade va être toutefois codifiée.

La fin des frontières intérieures dans l’Union européenne (UE) en 1993 marque ici un tournant. Elle a donné lieu à une nouvelle doctrine d’emploi des services douaniers et a engendré un nouveau rapport entre la douane et le territoire. D’une part, les services ont été regroupés sur les grandes emprises logistiques telles que les ports et les aéroports desservant des frontières extérieures à l’Union. D’autre part, afin d’appréhender les flux intra-européens sous surveillance (marchandises sous transit, produits soumis à accises comme les alcools et les tabacs, produits prohibés comme les contrefaçons ou les stupéfiants), les douanes ont développé de nouvelles techniques de contrôle : les contrôles en entrepôts et directement dans les entreprises, ainsi que les contrôles dits « à la circulation ».

Ces contrôles à la circulation ont rapidement suscité l’engouement des administrations et des douaniers eux-mêmes. Des services douaniers de « second rideau » ont ainsi vu le jour dans plusieurs pays européens (Allemagne, Pologne, Italie). La France a mis en place des brigades de surveillance intérieures (BSI) qui emploient 2 741[2] agents soit environ 45 % de l’effectif terrestre hexagonal des brigades.

Ces contrôles sont en réalité des « embuscades douanières quotidiennes ». Ces embuscades sont organisées dans la profondeur des axes, ce qui permet de prendre en compte une plus grande variété d’itinéraires de fraude et de possibilités de contournements. Cette notion d’embuscade peut ainsi être associée à celle de « bassin de contrebande », un territoire frontalier s’étendant dans l’hinterland et propice à l’écoulement de la contrebande sur le territoire national. Ce bassin de contrebande est un terrain de connaissance pour les douaniers qui doivent s’approprier la topographie du réseau de transport et des localités frontalières, les axes secondaires, les itinéraires d’évitement des barrages potentiels, les embranchements clefs des axes routiers, mais aussi les lieux et capacités d’entreposage, d’arrêt et de transbordement. Les services douaniers ont donc dû améliorer leurs méthodes de travail et leur connaissance du terrain.

Après 1993, on observe une codification progressive de ces méthodes via plusieurs textes de la direction générale qui encadrent tout autant qu’ils entérinent de nombreuses pratiques tactiques développées sur le terrain (documents topographiques régionaux, tenues de péages autoroutiers et de sorties secondaires, contrôles dynamiques avec ou sans motocyclistes, leurres, sauts de puce[3], etc.).

Dans ce nouveau contexte de fraude et de contrôle, où la mobilité est la condition de la maîtrise du territoire, la technologie a d’abord été l’ennemi du douanier. La démocratisation du téléphone portable a permis aux trafiquants de mettre en place des parades aux contrôles en s’avertissant, au sein de convois organisés, de la présence de la douane. Des organisations de fraude plus importantes n’hésitent pas à employer des technologies d’origine militaire comme les balises de localisation ou les téléphones satellitaires pour échapper aux écoutes des divers services d’enquête. À partir des années 2010, le smartphone connecté à internet a encore complexifié les tactiques de contrôles.

La Douane a réagi en intégrant des technologies similaires, combinant communication d’informations de différents types et géolocalisation. Ainsi un réseau radio sécurisé utilisant la 4G est apparu. Appelé  AGNET[4], cet outil donne pleinement satisfaction aux brigades pour lesquelles il a été conçu (intégration motocyclistes, bouton d’urgence, géolocalisation, fil tactique, etc.). Plus récemment, elle a testé le recours à des caméras tactiques au sol et dans les airs.

La caméra tactique : un dispositif expérimental prometteur

L’expérimentation a impliqué le nouveau Centre d’expertise drones de la Douane française, qui a pour mission d’appuyer certains services terrestres à la demande, et des agents[5] référents dans les brigades, vrais moteurs de l’innovation, cette dernière reposant sur une culture locale d’ouverture au changement et se faisant « par le bas[6] ».

Au sol, le choix a été fait d’utiliser des caméras de chasse. Le matériel ne permet pas d’identifier précisément les individus ou les véhicules, mais est suffisant pour surveiller une zone réduite (parking, aire de repos sur une autoroute) et observer l’arrivée d’un véhicule et sa taille, voire son modèle et le comportement des occupants s’ils en sortent. Utiliser des moyens de visualisation plus précis nécessiterait des autorisations administratives préalables spécifiques (CNIL[7]) ou de la part de magistrats dans le cadre d’enquêtes judiciaires, ce qui ne correspond pas au travail de détection au quotidien.

Les caméras de chasse[8] discrètes ont été reliées à un système 4G de renvoi d’images. Ces systèmes robustes et démontables sont relativement peu onéreux. Ils exigent en revanche un opérateur douanier suffisamment expérimenté pour détecter des mouvements comme anormaux ainsi que de s’insérer logiquement dans le reste du dispositif (où placer les caméras, comment bien exploiter les alertes et procéder aux levées de doute?).

Les caméras embarquées sur hélicoptère[9] ont une optique supérieure à celles au sol (grosse capacité de zoom, vision thermique). Le principal obstacle à leur usage régulier est le coût d’entretien et de mobilisation des hélicoptères ainsi que la disponibilité des pilotes.

Les drones du Centre d’expertise, dont l’utilisation est réglementée par le nouveau cadre juridique de la loi n° 2023-610 du 18 juillet 2023[10], sont aujourd’hui pilotés par des télépilotes brevetés de la direction nationale garde-côte de la Douane avec une expérimentation sur quelques unités terrestres.

Leçons et réflexions

Ces caméras tactiques se révèlent être des outils précieux pour les douaniers, offrant un moyen de surveillance en temps réel économe en effectifs et efficace.

L’usage de la caméra au sol permet aux unités de disposer d’une longueur d’avance dans l’interception de véhicules ainsi que, potentiellement, de « critères de sélection » comportementaux supplémentaires, détectés en amont, en réaction à un contrôle plus en aval. Enfin, le visionnage des images peut aussi permettre une analyse a posteriori, dans le cadre de retours d’expérience. Leur faible coût d’achat et d’entretien, et la rapidité de formation à ces matériels (une journée environ) plaident pour un déploiement plus large.

L’hélicoptère et la caméra ont déjà prouvé leur efficacité notamment dans le cadre de poursuites à vue lors de refus d’obtempérer. Le couple hélicoptère-caméra permet également de détecter des comportements suspects en amont d’un dispositif. Enfin la caméra embarquée sur un hélicoptère peut permettre de réaliser des photos aériennes comparatives à plusieurs dizaines de kilomètres de distance et sur plusieurs axes (ex : nombre de véhicules stationnés avant et après la mise en place du dispositif). Bien intégré dans un dispositif terrestre (mission, commandement, moyens, transmission, régularité), l’appui d’un hélicoptère a déjà permis des opérations combinées sol-air et la réalisation de constatations majeures. Un investissement en effectifs et en appareils rénovés ou une mutualisation avec d’autres services militaires ou civils permettrait de développer davantage cette assistance très précieuse.

Le drone s’est lui également révélé une plateforme particulièrement intéressante pour des usages complémentaires. Affecté à un secteur d’observation, il peut servir à la fois de « jumelles aériennes d’observation à distance » pour repérer des comportements suspects en amont (jet de marchandises, stationnement sur bande d’arrêt d’urgence, demi-tour, bifurcation soudaine, etc.) et aussi pour sécuriser l’aire de contrôle (avec enregistrement possible). Les obstacles d’emploi de ces drones sont la faible taille actuelle des effectifs télépilotes (donc de la disponibilité régulière du moyen), le rayon d’action (environ 5 km pour les modèles actuels) et l’autonomie des drones douaniers à titre général (de l’ordre de 25 à 30 minutes nécessitant des changements de batterie fréquents). Les drones vont probablement devenir des outils de plus en plus communs pour les douaniers, avec le recours à des drones civils de petite taille moins onéreux, ce qui augmentera la demande en télépilotes.

Conclusion : tester, évaluer et cartographier

L’expérimentation a montré que la Douane française gagnerait à explorer davantage la piste de la caméra tactique dans ses dispositifs de détection du quotidien. Les constatations de fraude réalisées dans ce cadre le sont en effet la plupart du temps non sur base de renseignements préalables, mais sur base de l’exploitation tactique rapide de la réaction d’un véhicule suspect dans un flux. La caméra permettrait aux effectifs d’être encore plus proactifs et de ne pas dépendre essentiellement d’un renseignement opérationnel préalable ou uniquement du facteur chance. La disponibilité des ressources humaines et la formation des douaniers sont des problèmes réels, mais qui ne présentent pas de défis en elles-mêmes. Pour finaliser l’usage des caméras tactiques, il reste encore à travailler sur deux éléments.

Le premier est un dispositif d’évaluation. De la même manière que les services sont soumis à une politique de performance, les moyens technologiques pourraient faire l’objet d’indicateurs de suivi, mesurant leur coût sur le plus long terme, leur employabilité en conditions réelles (combien d’heures en l’air par mois pour un drone, par exemple, compte tenu des conditions météorologiques ?) et leurs résultats (sur quelles opérations leur intervention a-t-elle été décisive ?).

Le deuxième est une plus grande culture géographique et analytique. Où et quand déployer les caméras sont des questions tactiques auxquelles il faut répondre en amont des opérations. Actuellement, les douanes disposent d’une trop faible culture géographique, se reposant essentiellement sur une connaissance empirique du terrain détenue par des douaniers expérimentés, dont les mises à la retraite ou les mutations font perdre une connaissance importante aux services de terrain. Comment capitaliser cette connaissance empirique ? Comment construire une connaissance douanière du territoire, de bassins potentiels de contrebande, pour être proactif, et savoir où déployer les caméras ?

En savoir +
cedric.orgeret@douane.finances.gouv.fr

[1] Centre d’Histoire Locale de Tourcoing, http://www.chl-tourcoing.fr/Collections/Zoom-sur-les-collections/Vie-publique/Lit-d-embuscade

[2] Chiffres de juillet 2023 – dont motocyclistes et équipes maître de chien, mais à l’exclusion des autres services terrestres positionnés sur les frontières (BSE) ou services spécialisés d’appui (centres opérationnels douaniers terrestres, camions scanners, etc.)

[3] Se déplacer régulièrement lors d’un dispositif pour créer la confusion chez les trafiquants

[4] Présentation de l’outil AGNET dans le Douane infos de septembre 2021

[5] Remerciements notamment au CP Nicolas BUFFE et à l’ACP2 DAVROUX de la brigade de Nogent-sur-Oise pour leurs travaux.

[6] Par « innovation par le bas » ou « bottom up », il est entendu que l’administration favorise des idées émanant de la base par des méthodes collaboratives ou participatives (par opposition à l’innovation uniquement descendante dite aussi « top down »). Elle autorise parfois les services locaux à expérimenter des technologies et à rendre compte des résultats aux services centraux décisionnaires. L’expérimentation d’une technologie plutôt qu’une autre est ainsi à l’initiative des responsables locaux des douanes qui connaissent et choisissent les unités mettant en œuvre ces expérimentations.

[7] Commission nationale informatique et libertés qui supervise en France la modalité de collecte des données individuelles et s’assure du respect des principes de droit.

[8] Petites caméras de chasse grand public et d’un coût maîtrisé permettant la détection de mouvements (arrivée ou départ d’un véhicule, mouvement d’individus même dans l’obscurité – à l’instar du gibier).

[9] Les moyens aériens sont utilisés en douane depuis les années 1960. Ils se sont développés principalement dans le domaine maritime de la garde-côte devenue un service à compétence nationale “DNGCD” depuis 2018, avec une flotte de 31 navires et de 15 aéronefs (avions biturbines Beechcraft King Air 350 et hélicoptères EC 135). La composante aéroterrestre est la “BSAT” basée à Margny-les-Compiègne (Oise).

[10] Visant à donner à la douane les moyens de faire face aux nouvelles menaces (art. 22 modifiant l’article L242-5 du code de sécurité intérieure) qui autorise l’emploi de « caméras installées sur aéronefs » par la douane pour certaines missions.