Panorama

Contrôler les produits à double usage dans un pays de transit: l’expérience de la Lituanie

22 octobre 2019
Par Rolandas Jurgaitis, Directeur adjoint des régimes douaniers, département de la Douane, Ministère des finances and Enrika Naujoke, Directrice de l’Association des praticiens de la douane, Lituanie

Les contrôles à l’exportation sont, par définition, difficiles à mettre en œuvre et aucun pays n’a trouvé le système parfait ou infaillible à cet effet. Dans le présent article, le département de la Douane de Lituanie s’attarde sur les défis spécifiques auxquels le pays est confronté concernant les produits à double usage et passe en revue les dernières mesures qui ont été prises pour atténuer les risques et améliorer la conformité des opérateurs commerciaux.

Contexte

Depuis le début des années 1990, plusieurs pays participent à des arrangements multilatéraux de contrôle à l’exportation offrant des lignes directrices aux fins du contrôle de produits stratégiques.   Ce type de marchandises couvrent les armes de destruction massive (ADM), les armes conventionnelles, les matières connexes susceptibles d’être utilisées aux fins de leur conception, de leur mise au point, de leur fabrication ou de leur utilisation, et leurs vecteurs. Parmi les matières connexes, on retrouve des produits utilisés pour des applications civiles et militaires, appelés communément des biens à double usage.

Au titre des divers arrangements de contrôle à l’exportation, des listes ont été établies concernant les matières, les composants, les équipements et les technologies à double usage, tous soumis à des contrôles au moment de leur exportation. L’Union européenne a consolidé ces listes en une seule liste intégrée, la liste commune des articles soumis à contrôle de l’UE, créant ainsi le catalogue de produits le plus adopté au niveau international pour ce type de marchandises stratégiques.

Le règlement de l’UE (n° 428/2009) exige que les biens à double usage soient soumis à un contrôle effectif lorsqu’ils sont exportés de l’Union européenne ou y passent en transit, ou encore lorsqu’ils sont livrés à un pays tiers comme résultat de la prestation de services de courtage assurés par un courtier qui réside ou est établi sur le territoire de l’Union.

Chaque élément de la liste est assorti d’un code de classification de contrôle à l’exportation (Export Control Classification) de cinq caractères. Le premier caractère correspond à la catégorie pertinente à laquelle appartient l’article en cause, le second au type de bien (par exemple, la lettre D se réfère aux logiciels), tandis que le troisième renvoie au régime multilatéral de contrôle dont le bien relève (par exemple, le 0 se réfère à l’Arrangement de Wassenaar). Les caractères restants correspondent à la description du bien contrôlé.

Il peut s’avérer laborieux pour les entreprises de déterminer quelles sont les obligations s’appliquant à un produit donné en matière de contrôle à l’exportation. Afin de les aider, une table de concordance entre l’ECN et TARIC, le tarif intégré de l’UE, a été mise à leur disposition. Cela étant, la précision des concordances est inégale et toutes les corrélations ne sont pas aussi indicatives les unes par rapport aux autres.

Lorsqu’il existe une concordance entre le code tarifaire douanier et la liste commune des articles soumis à contrôle de l’UE, les exportateurs doivent indiquer, lorsqu’ils déposent le Document administratif unique (c’est-à-dire la déclaration en douane de l’UE), si les marchandises qu’ils exportent sont soumises à un contrôle à l’exportation ou non à l’aide de codes spéciaux, à savoir le code X002 si les produits doivent être contrôlés ou le code Y901 si tel n’est pas le cas.

De plus, le règlement de l’UE inclut une clause fourre-tout pour les articles qui ne sont pas répertoriés dans la liste mais qui peuvent être utilisés, par exemple, dans un programme d’ADM (article 4 du règlement de l’UE). Un exportateur doit, par conséquent, notifier les autorités compétentes s’il a connaissance du fait que les produits à double usage qu’il se propose d’exporter et qui ne sont pas repris dans la liste des biens soumis à contrôle, sont destinés, en tout ou en partie, à une utilisation finale militaire. Les autorités en cause décideront alors si l’exportation doit faite l’objet d’une autorisation.

Il est difficile pour les douanes de déterminer si les opérateurs commerciaux sont respectueux de la législation ou pas. Il est en effet nécessaire de connaître tant le Système harmonisé (SH) que l’ECN et de suivre une méthodologie analytique cohérente. En Lituanie, la situation est encore plus compliquée compte tenu du type d’opérations logistiques menées dans le pays.

Un pays de transit

État membre de l’UE situé le long de la mer Baltique, entre l’Europe orientale et occidentale, la Lituanie est confrontée à des défis spécifiques pour ce qui a trait à l’application des règlementations afférentes au contrôle des exportations de l’UE, en particulier compte tenu du fait que l’Union a mis en place des mesures restrictives à l’encontre de la Russie en 2014. Ces mesures interdisent les exportations et les importations d’armes ainsi que les exportations de biens à double usage à des fins militaires ou à des utilisateurs finaux militaires, et limitent l’accès à certaines technologies et services sensibles qui peuvent être utilisés pour la production et l’exploration pétrolières.

La situation géographique de la Lituanie a favorisé le développement d’un secteur de la logistique fort qui compte aujourd’hui un vaste réseau de 189 terminaux de fret et d’entrepôts de douane. Une grande partie des marchandises sont en transit : en 2018, 358 076 opérations d’importation et 366 298 opérations d’exportation ont été dénombrées, contre un million d’opérations de transit. Ces opérations incluent le placement des marchandises sous le régime de transit douanier commun de l’UE, sous la procédure du carnet TIR, leur transbordement en zone franche ou leur réexportation directe depuis cette zone, leur mise en dépôt temporaire et leur réexportation directement depuis un centre de dépôt temporaire.

Il convient de signaler, à cet égard, que, concernant les biens à double usage, il a été convenu qu’au sein de la Communauté européenne (CE), le « transit » doit être entendu comme le « transport de biens à double usage non communautaires, qui sont introduits sur le territoire douanier communautaire pour être transportés à travers cette zone vers une destination en dehors de la Communauté ».

Le risque de non-conformité par rapport aux règlements sur les biens à double usage est élevé pour plusieurs raisons :

  • lorsque des « produits de l’Union » arrivent à un terminal de fret ou à un entrepôt pour exportation, l’exploitant du terminal ou la société de logistique assume le rôle d’expéditeur ou d’exportateur des marchandises aux fins de la déclaration d’exportation, mais l’un et l’autre ne disposent souvent pas des informations suffisantes concernant le cahier des charges de ces marchandises, les circonstances de la vente et les parties impliquées pour déterminer si les articles exportés exigent un permis ou pas. De plus, le marché de la logistique compte un grand nombre de nouveaux acteurs qui ne savent pratiquement rien des contrôles internationaux sur les produits à double usage.
  • lorsque des « produits non communautaires » arrivent à un terminal ou à un entrepôt pour exportation, l’envoi est placé sous un régime douanier donné, par exemple, le régime du dépôt temporaire, de l’entrepôt sous douane ou de la réexportation. Il est encore plus compliqué d’appliquer les règlementations de contrôle à l’exportation dans ce type de cas car les exigences en matière de conformité doivent être comprises et remplies par tous les participants à la transaction (transitaires, sociétés de transport, sociétés d’entreposage, agents en douane, etc.). Ces derniers doivent s’assurer que les informations et les documents adéquats soient bien transmis d’une partie à l’autre tout au long de la chaîne. Le risque que des erreurs puissent se produire est donc grand, en particulier en cas de revente des marchandises.
  • les marchandises à double usage non communautaires qui transitent uniquement à travers la CE, et donc à travers la Lituanie en tant que telle, ne sont normalement pas soumises à des exigences en matière de licence. Si quelques États membres de l’UE requièrent une autorisation pour les opérations de transit externes de produits à double usage, ce n’est pas le cas pour la Lituanie, où les autorités peuvent interdire, à la place, le transit des marchandises à double usage non communautaires si elles ont des raisons de penser, sur la base du renseignement et d’autres sources d’informations, que les articles en cause sont ou peuvent être destinés, en tout ou en partie, à la prolifération d’ADM ou à leurs vecteurs, ou à une utilisation finale militaire dans un pays soumis à un embargo sur les armes.
  • le déclarant ne doit pas choisir les codes X002 ou Y901 si les marchandises sont en transit, conformément à la définition communautaire reprise plus haut. De fait, la procédure de transit et le carnet TIR n’exigent même pas le rapport de ces informations.

Opération COSMO

La Douane lituanienne a décidé de se concentrer sur la question du contrôle des biens à double usage depuis qu’elle a participé aux opérations de répression de la fraude organisées par l’OMD, nommément à COSMO (2014) et à COSMO 2 (2018). Les objectifs de ces opérations étaient de détecter et d’entraver le trafic illicite de produits stratégiques dans les chaînes logistiques internationales et d’évaluer la capacité des administrations douanières à appliquer les règlementations sur les biens stratégiques.

Afin d’atteindre ce dernier objectif, tous les participants ont été invités à procéder à une auto-évaluation de leurs procédures opérationnelles et de leurs pratiques de travail dans ce domaine. Sur la base de ces auto-évaluations nationales, il est apparu clairement que la question de l’application des contrôles aux échanges de nature stratégique constituait un nouveau domaine, riche en défis pour de nombreux Membres de l’OMD.

La première opération COSMO a coïncidé avec l’adoption par l’UE de sanctions contre la Russie, ce qui a permis à la Douane lituanienne d’évaluer pleinement sa capacité à appliquer les mesures. Les divers domaines où un renforcement de capacités était nécessaire ont été répertoriés. Ils avaient trait notamment au manque de compétences et de connaissances techniques et scientifiques nécessaires chez les douaniers de première ligne afin qu’ils puissent identifier et détecter les produits à double usage.  En outre, bien que la Douane lituanienne s’efforce de tendre la main à d’autres parties prenantes, comme les entreprises locales du secteur qui peuvent mettre à sa disposition leurs connaissances approfondies des enjeux dans ce domaine, les services répressifs étrangers et les institutions scientifiques ne se sont pas montrés très enthousiastes à l’idée de coopérer avec elle.

Afin de rester sur sa lancée et de déterminer la manière d’améliorer la situation sur le terrain, la Douane lituanienne a récemment entrepris en début d’année de mettre au pied sa propre opération de lutte contre la fraude, sous le nom de code SPEK 2019.

SPEK 2019

Une démarche en trois phases a été adoptée pour l’opération, chacune d’une durée spécifique et centrée sur un des trois produits définis comme problématiques, à savoir l’aramide, la fibre de verre et la fibre de carbone (pendant une semaine), les alliages d’aluminium (pendant une semaine) et les membranes d’ultrafiltration (pendant 3 mois).

Un profil de risque a été établi pour chacun des produits et les douaniers ont suivi une formation spéciale sur la façon de gérer le processus de dédouanement lorsque les profils de risque préétablis étaient identifiés par le moteur de risque. La méthode de « l’empreinte » des produits a été appliquée, la séquence des mesures étant illustrée dans le diagramme ci-dessous.

L’opération SPEK 2019 a abouti aux résultats suivants :

  • dans cinq cas, la procédure de dédouanement a été interrompue parce que les produits étaient repris dans la liste des marchandises à double usage mais n’avaient pas été déclarés en tant que tels et qu’une autorisation d’exportation était requise pour que la procédure puisse suivre son cours.
  • sur les dix terminaux choisis pour un contrôle aléatoire, deux se sont retrouvés en situation de non-conformité au cours de deux opérations séparées ; un litige est en cours pour l’un d’eux alors que l’autre a acquitté une amende pour l’infraction commise.
  • l’exportation d’un article ne figurant pas sur la liste et provenant d’un pays de l’UE a été refusée.

Cette exportation portait sur des tapis en fibre de verre, produits dans un autre État membre de l’UE et chargés pour l’exportation en Lituanie. Les tapis de fibre de verre ne sont pas cités par la liste européenne des marchandises à double usage mais ils peuvent être utilisés pour certaines technologies militaires et sont considérés comme entrant dans la portée de la clause fourre-tout pour les articles ne figurant pas dans la liste.

Dans de tels cas, la Douane tient compte de l’utilisation recherchée du produit, du risque associé au destinataire ou de la « sensibilité » du pays ou de la région de destination. Dans ce cas spécifique, puisque le destinataire des tapis en fibre de verre était une entreprise impliquée dans la production de matériels militaires, la Douane a refusé l’exportation et a demandé à l’expéditeur de présenter une autorisation d’exportation.

Les conclusions suivantes peuvent être tirées de l’opération SPEK 2019 :

  • un nombre significatif de sociétés de logistique ne comprennent pas suffisamment leurs obligations en matière de non-prolifération ou ne disposent pas d’une unité chargée de veiller à la conformité et, dès lors, elles ne procèdent pas à une évaluation des risques conformément à ce qui est exigé.
  • certaines entreprises sont sciemment impliquées dans des opérations d’exportation de biens à double usage et utilisent la Lituanie comme pays de transit dans l’espoir que les autorités ne leur demanderont pas d’autorisation.
  • les citoyens de certains pays soumis à des sanctions ont établi des sociétés écrans en Lituanie afin de cacher leurs liens avec leur pays d’origine et engagent des entreprises de logistique afin qu’elles agissent en tant qu’expéditeurs ou exportateurs pour les déclarations à l’exportation.

Renforcer la conformité et la coopération

Un des grands défis concernant l’application de contrôles à l’exportation en Lituanie, mais aussi dans de nombreux autres pays, a trait à la sensibilisation et à l’information des parties prenantes. Consciente du fait que le secteur privé a besoin d’aide afin de pouvoir identifier, gérer et atténuer les risques associés aux contrôles des marchandises à double usage et de garantir le respect des règlementations européennes et nationales pertinentes, la Commission européenne a publié, en juillet 2019, une Recommandation relatives aux programmes internes de conformité aux fins du contrôle des échanges de biens à double usage, en vertu d’un règlement du Conseil. La Commission y énumère sept éléments clés pour assurer l’efficacité de tels programmes :

  1. Engagement de la direction en faveur de la conformité.
  2. Structure de l’organisation, responsabilités et ressources suffisantes avec des responsabilités clairement définies.
  3. Formation et sensibilisation régulières du personnel sur cette question.
  4. Établissement d’un procédé d’examen analytique des transactions afin de jauger si une transaction impliquant des produits à double usage est soumise à des contrôles et de déterminer les processus et procédures qui s’appliquent.
  5. Évaluation du programme interne de conformité, mise à l’épreuve et révision si nécessaire, et mise en place de procédures de notification claires concernant les mesures de communication et de remontée de l’information que peuvent prendre les salariés en cas d’incidents de non-conformité, suspectés ou avérés.
  6. Enregistrement précis des activités liées au contrôle des échanges de biens à double usage, y compris de certains documents qui ne sont pas exigés par la loi (comme un document interne décrivant la décision technique relative à la classification d’un bien, par exemple).
  7. Établissement de procédures internes destinées à prévenir l’accès non autorisé à des biens à double usage ou l’enlèvement non autorisé de ces biens par des salariés, des sous-traitants, des fournisseurs ou des visiteurs.

Chaque élément clé est détaillé dans le texte, avec une section « Quels sont les résultats escomptés ? », qui décrit le(s) objectif(s) poursuivi(s) pour chacun, suivi d’une section « Quelle est la marche à suivre ? » qui s’attarde sur les mesures spécifiques à prendre et présente les solutions éventuelles pour l’élaboration ou la mise en place de procédures de conformité. Ce document se conclut par une série de questions utiles concernant le programme interne de conformité d’une entreprise, ainsi que par une liste d’indicateurs de risque de diversion ou de « signaux d’alerte » face à des demandes ou à des commandes suspectes.

La Douane lituanienne fournit un conseil à toutes les parties ayant affaire aux règlementations de contrôle à l’exportation afin de faciliter le respect de la Recommandation de la Commission européenne. Les douaniers, par ailleurs, organisent régulièrement des activités sur le sujet ou participent eux-mêmes à des événements organisés par les associations professionnelles ou encore par des formateurs du secteur privé. En outre, ils contribuent au mensuel « Droit de la douane pour les praticiens » publié par le secteur privé pour y partager leurs connaissances et apporter quelques clarifications sur des règlements particuliers.

Les réactions des participants aux activités de formation ont été très positives. Le grand défi demeure, toutefois, d’éduquer les salariés et les entreprises qui ne montrent pas d’intérêt pour la question et qui ne veulent pas prendre part aux séminaires ou suivre les cours de formation en ligne. Malheureusement vaincre la réticence de ce type d’acteurs passe par des contrôles, voire des amendes.

 

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rolandas.jurgaitis@lrmuitine.lt