Les utilisations potentielles des géodonnées pour la gestion des frontières
6 juin 2019
Par Thomas Cantens, Unité recherche de l'OMDLa manière dont sont gérées les frontières terrestres ou maritimes diffère de la manière dont sont gérés les points d’entrée tels que les ports ou les aéroports où la contrainte principale n’est pas l’étendue du territoire mais bien l’étendue des flux. Si le temps est un facteur déterminant aux ports et aux aéroports, l’espace reste l’élément le plus contraignant pour la gouvernance des régions frontalières.
Dans un tel contexte, l’utilisation de géodonnées, c’est-à-dire de données rattachées à un lieu (longitude, latitude), pourrait fournir aux douaniers de terrain des informations susceptibles de les guider dans la prise de décisions, de les aider à mieux déployer les ressources douanières aux frontières terrestres (patrouilles, postes-frontières, barrages routiers, etc.), et de renforcer leur capacité à produire du renseignement.
L’utilisation croissante des géodonnées au cours des dernières années est due à l’essor de la téléphonie mobile, notamment à l’intégration de puces GPS sur les téléphones portables, ainsi qu’à la multiplication des objets connectés (Internet des objets). De plus, de nombreuses agences spatiales et militaires publient à présent leurs images satellites dans le domaine public et, parallèlement à cette évolution, un important marché de l’image satellitaire est en train de se développer.
D’un point de vue technique, deux outils permettent l’exploitation des géodonnées :
- les systèmes d’information géographique (SIG) qui sont des logiciels qui recueillent, organisent et gèrent les données géographiques, avant tout à des fins de cartographie et de traitement statistique. De nombreux SIG sont de source ouverte[1].
- les infrastructures de données spatiales (IDS) qui désignent les infrastructures informatiques (serveurs, protocoles) qui permettent le recueil, le stockage et la circulation de données géographiques.
Aperçu des utilisations des géodonnées
Les services de l’État utilisent les outils géographiques à de nombreuses fins : pour analyser l’utilisation des terres, pour planifier les infrastructures routières, pour surveiller l’environnement et l’agriculture, pour organiser les interventions en cas de catastrophe, pour gérer l’aide humanitaire ou encore pour évaluer les politiques de développement. Il existe également quelques initiatives régionales comme INSPIRE, par exemple, qui a été lancée par la Commission européenne. INSPIRE a permis de construire une infrastructure pour le partage de renseignements entre pouvoirs publics au niveau européen, sur la base de normes communes définies autour de 34 domaines, parmi lesquels les réseaux de transport, les réseaux hydriques et la répartition des populations. Les données spatiales récoltées sont disponibles sur un portail en ligne. Elles sont normalisées et peuvent être combinées et intégrées. Toutefois, aucune donnée relative au commerce, à la fiscalité ou à la sécurité n’est recueillie à ce stade.
Les services répressifs et de lutte contre la fraude utilisent également les géodonnées depuis quelque temps déjà. Deux tendances ont été relevées à ce titre. D’une part, les données spatiales sont recueillies sous une perspective « patrimoniale », afin de créer une base de données ou une image de ce qui existe sur un territoire (sites archéologiques, habitats d’animaux ou forêts, par exemple) et de détecter les délits et les destructions. D’autre part, les données spatiales sont utilisées pour mieux orienter l’intervention des forces de loi sur un territoire. Il s’agit, par exemple, de cartographier les délits et infractions afin de comprendre les facteurs environnementaux de la criminalité et de prendre des décisions en conséquence.
De nouvelles pratiques sont également apparues face à la montée du terrorisme, les services de l’ordre et du renseignement utilisant notamment les SIG afin de gérer les ripostes aux attentats impliquant des matières dangereuses dans les zones urbaines (notion de « géoévénement »), afin d’évaluer la probabilité que certains villages puissent servir de bases pour les opérations anti-insurrectionnelles, ou encore afin de relever les tendances nationales concernant les incidents liés au terrorisme ainsi que les infrastructures critiques.
Gestion des frontières
Bien qu’il reste relativement faible, le recours aux outils géographiques par les services présents aux frontières s’accroît. Aux Pays-Bas et en Belgique, les services de police nationaux ont tenté d’utiliser les géodonnées dans le cadre d’exercices transfrontaliers. Certaines organisations internationales s’occupant de la gestion des frontières utilisent également les géodonnées. La Banque mondiale a créé une équipe spécialisée dans les SIG rattachée à une unité spécifiquement axée sur les conflits et la violence. L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) a développé une « matrice de suivi des déplacements », instrument qui sert à suivre et à surveiller les déplacements de population durant les crises.
Le Centre satellitaire de l’UE et Frontex (agence européenne pour la sécurité et les frontières extérieures de la zone européenne dite Schengen) font, eux aussi, usage des géodonnées pour lutter contre les trafics illicites et la contrebande. Ils sont d’ailleurs susceptibles d’y recourir de plus en plus dans la mesure où le recours à ces données est la seule manière d’aboutir à une représentation globale des frontières à travers une cartographie en temps réel. L’utilisation des géodonnées pour contrôler les mouvements de personnes représente, en réalité, une tendance générale croissante au sein de l’Union européenne, cette dernière ayant investi dans le déploiement de SIG pour les unités de gardes-frontières dans les pays situés le long des frontières extérieures de l’UE. Une autre tendance constatée a trait à la fusion des missions : les systèmes sont utilisés pour lutter contre l’immigration illégale mais aussi contre le terrorisme, le trafic de drogues et la contrebande.
Comment la douane se positionne-t-elle dans ce cadre ? Les douanes utilisent déjà les géodonnées pour les opérations de transit : des appareils dotés de fonctions GPS ou de RFID sont installés sur les moyens de transport ou les conteneurs, ce qui permet à la douane de suivre en temps réel l’itinéraire des marchandises en transit et de rester informée de tout incident, de tout arrêt ou encore de toute déviation le long du parcours que doit normalement suivre le fret. Toutefois, dans ce cas, les géodonnées recueillies ne sont pratiquement pas utilisées à des fins d’analyse.
À part le suivi du fret, les autres utilisations potentielles des géodonnées semblent ne susciter que peu d’intérêt de manière générale, ce qui peut s’expliquer par le fait que la douane considère que sa mission reste avant tout de gérer les flux commerciaux entre les principaux points d’entrée tels que les ports et les aéroports. Cette approche traduit une vision économique du rôle de la douane qui se centre sur les grands mouvements de marchandises générés par la mondialisation.
Or, l’utilisation des géodonnées en douane serait très utile, et ce tant dans les pays de l’OCDE, où l’objectif serait de comprendre l’avenir de la douane dans un contexte de sécurisation des frontières, que dans les pays émergents et en développement, où l’objectif serait de permettre une analyse des mouvements aux frontières terrestres et maritimes, là où la contrebande reste un fléau et où la démarche habituelle, adoptée par les douanes aux ports et aux aéroports, ne permet pas d’obtenir des résultats probants.
Applications potentielles des géodonnées par la douane
Comment les administrations douanières peuvent-elles utiliser les géodonnées et quels en sont les avantages ? Différentes applications ont déjà été identifiées :
- délimiter les segments côtiers où il est facile de cibler les débarquements clandestins ;
- optimiser le déploiement de capteurs aux frontières ;
- établir les corrélations entre les destinations des colis de courrier exprès et le niveau de criminalité dans une ville donnée.
D’autres utilisations sont encore à l’étude mais ont déjà fait l’objet de discussions entre les Membres de l’OMD, comme :
- la détection de pistes d’atterrissage clandestines ;
- l’optimisation des patrouilles dans des zones ou régions frontalières instables caractérisées par un niveau élevé de contrebande ;
- la détection de mauvaises pratiques et de corruption aux postes-frontières en comparant les renseignements en matière de trafic, obtenus grâce aux images satellites, aux statistiques officielles.
Trois technologies peuvent être utilisées :
- le logiciel SIG pour le recueil et la représentation des données sous la forme de cartes ;
- les infrastructures de réseau internet et de communication qui permettent de partager les informations et outils avec une grande quantité d’utilisateurs qui ne sont pas au même endroit, dans la perspective d’une coopération régionale ;
- la téléphonie mobile afin de faciliter le transfert de données en temps réel et l’automatisation de leur géolocalisation.
Ces technologies peuvent être utilisées ensemble ou indépendamment les unes des autres, selon les besoins des services et leur niveau d’attentes. Par exemple, un logiciel de SIG autonome peut être utilisé par une unité du renseignement afin de représenter les données et d’en partager l’analyse dans un cadre opérationnel (tout SIG incorpore un logiciel de statistiques de premier ordre). On peut aussi imaginer une infrastructure de données spatiales combinant les trois technologies pour un centre opérationnel recueillant des informations et produisant du renseignement.
Du point de vue de la gestion des frontières, ces technologies présentent plusieurs avantages au niveau de leur déploiement :
- les réseaux de téléphonie mobile couvrent la plupart des régions frontalières ;
- les réseaux de téléphonie mobile ne connaissent pas de frontière, c’est-à-dire qu’ils restent actifs quelques kilomètres au-delà des frontières nationales, ce qui représente un atout pour la coopération entre les différentes administrations douanières, qui peuvent autoriser leurs agents à traverser les frontières nationales dans certaines circonstances (patrouilles conjointes, droit de poursuite, collecte de renseignements, etc.).
- la plupart des technologies (comme les SIG) sont de source ouverte.
Quel type de données peut-on envoyer à une infrastructure de données spatiales et pour quels résultats ?
- les données sur des cas de fraude afin de permettre une analyse des éléments (géographiques, sociaux, économiques) qui caractérisent les circonstances de la fraude ;
- les données relatives au recouvrement des recettes ;
- la position des douaniers afin de permettre une meilleure synchronisation du déploiement des moyens de contrôle (au niveau national et régional) ;
- les inspections et les résultats des contrôles ;
- les incidents ou mouvements suspects de marchandises ou de camions.
Différents acteurs comme les communautés frontalières, les commerçants et les transporteurs peuvent également communiquer des géodonnées sur :
- la présence de contrôles et de barrages routiers ;
- les coûts informels et formels ;
- les abus commis par la douane ou plus généralement par les organes de l’État ;
- les soupçons concernant les menaces sécuritaires ou les trafics illégaux.
La première valeur ajoutée de l’adoption de solutions de géodonnées tient au fait que cette démarche est en adéquation avec la culture professionnelle des douaniers de première ligne et les encouragerait à partager leurs connaissances avec le siège central. La culture professionnelle des douaniers se fonde sur le contrôle du territoire, en particulier dans les zones éloignées où la connaissance du terrain est extrêmement utile pour les activités quotidiennes de la douane.
De plus, si les douaniers travaillent déjà dans un environnement où les mesures et les statistiques sont fortement présentes, les deux façons de penser – sous l’angle géographique et sous l’angle statistique – sont adoptées par différents acteurs au sein de l’administration : les statistiques sont généralement traitées par les unités centrales ou installées au siège central, alors que les connaissances de terrain que possèdent les agents de première ligne sont rarement « structurées » de façon à pouvoir être communiquées à des fins d’analyse. Celles qui sont parfois « organisées » de sorte à pouvoir être transmises au reste de l’administration ont trait aux modes opératoires des contrebandiers : les cas de fraude sont repris par les unités centrales du renseignement qui structurent les données par groupes thématiques et les diffusent auprès de tous les services de terrain. Toutefois, la connaissance des agents de terrain va bien au-delà des cas de fraude et couvre la nature des opérateurs économiques, l’évaluation des richesses qui circulent, les types de mouvements les plus courants ou encore les itinéraires les plus utilisés. Ce type de savoir leur permet de mettre intuitivement en corrélation différents facteurs environnementaux, économiques, géographiques et culturels. Toutes ces données intuitivement recueillies par les douaniers de terrain ne sont pas directement liées aux cas de fraude mais elles aident les agents à détecter les comportements inhabituels et la fraude.
Les outils traitant les données géographiques rapportent les données sous la forme de cartes (parfois en temps réel). La dimension visuelle est importante parce qu’elle permet un dialogue en interne entre des spécialistes douaniers ayant des formations diverses et de cultures professionnelles différentes (analystes, statisticiens, agents de terrain, administrateurs) et qu’elle aide les décideurs à prendre des décisions en temps réel, notamment lorsqu’il s’agit d’optimiser la présence d’unités sur le terrain. En outre, les outils qui reposent sur la cartographie traditionnelle ou en temps réel (par exemple, concernant les flux de marchandises, les fraudes, les incidents, les patrouilles, les camions, etc.) permettraient d’établir des liens entre les différents types de connaissances présentes au sein d’une administration douanière. Enfin, la cartographie des données représente une excellente opportunité en matière de coopération, dans la mesure où elle facilite le dialogue avec les autres organismes présents aux frontières ou avec les acteurs publics tels que la police, l’armée, les experts dans différentes disciplines, voire dans différents pays.
Intégration régionale
Un autre domaine où les outils traitant les données géographiques peuvent avoir un profond impact est l’intégration régionale. Dans de nombreux pays en développement, l’intégration régionale est promue à travers des « couloirs de transit », dont le grand avantage est qu’ils offrent la possibilité de concilier les priorités et les intérêts de toutes les parties prenantes et de mettre au point différents régimes de coopération entre les douanes (de l’établissement de bureaux de douane étrangers dans un port à la mise en place de postes-frontières intégrés). Ces couloirs de transit sont surtout un moyen de sécuriser le transit du point de vue des recettes.
Cela dit, les échanges régionaux ne se limitent pas à ces corridors puisqu’il existe également un commerce entre les communautés frontalières, suivant de longues routes commerciales historiques qui ne sont pas bien équipées mais qui permettent aux négociants d’échanger de grandes quantités de marchandises. De telles routes jouent un rôle essentiel puisqu’elles relient les zones éloignées à ces mêmes couloirs commerciaux ainsi qu’aux villes qui servent de pôles commerciaux. Le manque de connaissance et de capacité de gouvernance concernant ces routes peut supposer des pertes de revenu et induire une gouvernance informelle accrue par des acteurs non étatiques, ce qui peut aboutir à la création de conditions propices à la montée des inégalités économiques, de l’insatisfaction vis-à-vis de l’État, des insurrections et de la violence. Il est donc indispensable que les douanes puissent surveiller ces routes et ces zones frontalières afin de faciliter le commerce légal, de garantir la conformité aux règles du commerce et d’atténuer les risques liés à la sécurité sous une perspective régionale.
Conclusion
En générant des géodonnées concernant leurs domaines d’intérêt (les frontières, le commerce, le transport, la logistique, la fiscalité, la corruption), les administrations douanières pourront renforcer leur rôle dans la gestion des frontières et devenir pleinement acteurs du renseignement, de la sécurité, de la politique générale et du développement.
L’utilisation accrue des géodonnées ne serait en rien révolutionnaire pour les douanes. En effet, leur application se fonde sur ce qui existe déjà, ne venant y ajouter qu’une dimension géographique : les bases de données nationale, régionale ou internationale (telle que le nCEN ou le CEN) permettent de partager les données qui sont enregistrées manuellement par un agent de liaison, une infrastructure de données spatiales pourrait, elle, permettre d’exploiter les capacités tant des SIG que de la téléphonie mobile pour automatiser le recueil, la dissémination et la représentation de données concernant les activités douanières et commerciales.
L’usage des géodonnées augmente et il est temps que la douane examine avec plus d’attention les outils qui existent et qui pourraient l’aider considérablement à recueillir et à analyser les données, dans le but de sécuriser mais aussi de faciliter les activités économiques transfrontalières.
En savoir +
research@wcoomd.org
[1] Voir QGIS, par exemple, à l’adresse www.qgis.org