Cette photo a été prise au Sénégal par Kukka Ranta, une journaliste d’investigation, photographe et auteure qui a documenté et analysé les conséquences de la surpêche en Afrique de l’Ouest. Plus d’informations sur https://kukkaranta.com/portfolio/robbed-sea

Dossier

La pêche illégale, autre forme de crime à l’égard des espèces sauvages

28 juin 2016
Par Markus Burgener, Directeur de programme, TRAFFIC

Les produits de pêches illégales font l’objet d’un commerce difficile à identifier. Les gouvernements, les organisations intergouvernementales et non gouvernementales, le secteur privé et la société civile s’efforcent actuellement de développer des solutions en la matière. En voici un aperçu.

Le poisson et les produits de la pêche comptent parmi les denrées alimentaires les plus commercialisées au monde et le commerce transfrontalier dont ils font l’objet s’est considérablement développé ces dernières décennies. L’industrie de la pêche opérant dans un environnement de plus en plus mondialisé, les méthodes de préparation, de commercialisation et de livraison ont considérablement évolué, les produits traversant souvent plusieurs frontières avant d’atteindre le lieu de leur consommation finale.

En 2012, plus de 200 pays ont déclaré exporter des produits de la pêche. Ces exportations représentaient alors environ 10 % des exportations agricoles totales et une valeur de 129,2 milliards de dollars des États-Unis. Les pays en développement arrivent en tête en termes de volume d’exportation. Pour bon nombre d’entre eux, ces exportations sont essentielles à l’économie : les échanges commerciaux dont font l’objet ces produits, au niveau domestique et international, jouent un rôle critique dans la création d’emplois, la génération de revenus, l’offre de denrées alimentaires et contribuent au développement et à la croissance économiques.

Selon le rapport de 2014 sur la situation mondiale des pêches et de l’aquaculture, publié par l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), l’une des principales difficultés liées au commerce international de produits de la pêche est de s’assurer que les produits de la pêche de capture, commercialisés sur le marché international, ont été produits légalement.

Pour plus de facilité, l’adjectif « illégal » qualifie dans cet article l’ensemble de l’activité enfreignant les lois sur la pêche ou échappant aux lois et réglementations dans ce domaine. Le terme professionnel de « pêche illégale, non déclarée et non réglementée (INN) » est utilisé également.

La pêche dite illégale, dans un sens plus restreint, est la pêche pratiquée par des navires nationaux ou étrangers dans les eaux territoriales d’un État, sans l’autorisation de cet État ou contrairement aux lois et réglementations de cet État. Elle comprend, par exemple, la pêche sans permis, la pêche pratiquée dans les zones restreintes ou les aires marines protégées (AMP), la pêche avec engins interdits, la pêche dépassant les quotas ou la pêche d’espèces interdites.

Figure également au titre des activités répréhensibles, la pêche non déclarée, activité pratiquée par des pêcheurs qui ne déclarent qu’une partie de leur capture pour rester dans les limites des quotas, qui omettent de déclarer la capture d’espèces non ciblées ou qui, simplement, évitent de déclarer quoi que ce soit.

On parle également de pêche non réglementée. Terme plus vaste, elle englobe la pêche pratiquée par des navires sans nationalité, ainsi que celle pratiquée dans une zone relevant d’une organisation régionale de gestion de la pêche mais d’une manière incompatible avec les règles de gestion et de préservation de cette organisation. Il s’agit également de la pêche pratiquée par des navires battant le pavillon d’un État non membre de l’organisation régionale régissant la zone ou ne coopérant pas avec celle-ci selon les modalités établies par cette dernière.

Les produits dérivés de la pêche illégale parviennent souvent à s’introduire sur le marché local et international, fragilisant l’économie des pêcheries locales et l’approvisionnement des marchés locaux en poisson. La pêche INN représenterait approximativement 11 à 26 millions de tonnes de poisson par an, soit une valeur comprise entre 10 et 23 milliards de dollars.

Outre les pertes financières dont elle et son commerce sont la cause, la pêche illégale s’accompagne fréquemment d’une négligence des conditions de travail et du non-respect de la sécurité en mer et de la législation sur le travail en général. Elle est liée aussi parfois au trafic de drogue, au trafic d’êtres humains, au blanchiment d’argent et à l’évasion fiscale. Parmi les facteurs qui  favorisent le développement de la pêche INN figure l’absence de gouvernance forte, de traçabilité et de moyens de dissuasion.

Historiquement, les délits en matière de pêche n’ont généralement pas été considérés comme des violations très graves, si bien que les dispositions législatives, institutionnelles, administratives, politiques et budgétaires appliquées par la plupart des États ne sont pas en adéquation avec les enjeux actuels et ne répondent pas aux préoccupations exprimées par la communauté internationale. Résultat : des réseaux transnationaux de grande envergure, bien organisés et solidement financés, sévissent dans une relative impunité tout au long de la chaîne de valeur du secteur de la pêche, leurs activités allant de la fraude de documents à la pêche illégale et à l’évasion fiscale.

Ces réseaux profitent du fait que de nombreux États ont des capacités limitées pour contrôler efficacement les activités de la pêche et les produits associés ainsi que les flux financiers. Ils profitent également d’un cadre juridique international perméable, avec peu de risques de poursuites et des pénalités réduites. Ces réseaux détournent systématiquement les recettes d’États côtiers en développement principalement et sont fréquemment liés à des réseaux de criminalité organisée. Ils s’adonnent à ce que l’on peut appeler le « crime halieutique », c’est-à-dire à des infractions pénales et administratives graves, commises au sein même du secteur de la pêche ou en étroite association avec celui-ci.

Le commerce des produits issus de pêches illégales est difficile à identifier. Les chaînes logistiques sont souvent très complexes et les traitements se font plus généralement sur papier que via des systèmes électroniques d’autorisation et de validation, ce qui facilite les abus. D’autre part, le commerce international de poissons et de fruits de mer représente des volumes considérables et, s’agissant de denrées périssables, il n’y a souvent pas assez de temps pour les inspections aux ports d’entrée et de sortie. À cela s’ajoutent les capacités limitées de la plupart des pays et l’absence de technologies et de moyens tels que des scanners et appareils à rayons X ou des chiens renifleurs.

Les autorités douanières et les autres parties concernées ont des difficultés à communiquer et à s’échanger des informations, que ce soit à l’intérieur d’un pays ou sur le plan international. Les formes de trafic illégal d’espèces sauvages sont peu connues du secteur des transports, notamment des sociétés de manutention et de contrôle, focalisées actuellement sur les armes et les explosifs. Les trafiquants en revanche savent s’adapter et changeront leurs itinéraires si nécessaire vers des ports d’entrée et de sortie moins contrôlés. Tel est le contexte dans lequel les États, les organisations intergouvernementales, les ONG, le secteur privé et la société civile tentent de trouver des solutions.

Collaboration et échange d’informations

Pour lutter contre le commerce illégal d’espèces sauvages, il est essentiel de mieux coordonner et harmoniser l’échange de renseignements entre les services gouvernementaux et d’autres parties prenantes à la chaîne logistique, sur le plan national, régional et mondial. Le Système d’échange d’informations sur le commerce d’espèces sauvages dans l’Union européenne (EU-TWIX), est opérationnel depuis 2005 et bénéficie du soutien permanent de l’ONG internationale TRAFFIC, dont l’action se concentre sur le commerce d’espèces animales et végétales sauvages. EU-TWIX vise à faciliter l’échange d’informations et de renseignements dans toute l’Europe entre les organismes chargés de l’application des lois sur les espèces sauvages de l’Union européenne.

Ce système regroupe actuellement plus de 850 fonctionnaires chargés de veiller à l’application des lois et travaillant, entre autres, auprès des services suivants des 28 États membres de l’UE et des pays voisins : douane, police, autorités judiciaires et autorités nationales responsables de l’application de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES). Le système compte aussi parmi ses utilisateurs des fonctionnaires du Secrétariat de la CITES, de la Commission européenne, d’EUROPOL, d’INTERPOL, de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) et de l’OMD.

Plusieurs espèces de requins et l’Anguilla anguilla, l’anguille européenne, sont actuellement répertoriées, parmi 103 espèces de poissons de mer et de poissons d’eau douce au total. Via la liste de diffusion et la base de données EU-TWIX, les fonctionnaires s’échangent quotidiennement des informations sur les tendances de ce commerce illégal (ex. : principales espèces concernées et itinéraires empruntés, méthodes de dissimulation et modes opératoires, etc.), alertant ainsi leurs collègues partout en Europe. Aucune information nominative n’est échangée. Les échanges via la liste de diffusion EU-TWIX ont permis, par exemple, d’attirer l’attention sur le commerce illégal d’anguilles et plus particulièrement sur les itinéraires empruntés et les méthodes relatives au faux étiquetage des chargements où l’Anguilla Anguilla est identifiée comme une anguille d’une autre espèce, anguille japonaise notamment. Ces échanges ont également aidé les fonctionnaires à identifier des produits issus de requins, donnant lieu à des saisies.

Identification de produits à base de poissons

Les espèces entrant dans la composition de produits de la mer sont souvent très difficiles à identifier une fois transformées et commercialisées sur le marché international. Il est donc très difficile d’appliquer la réglementation relative à des espèces spécifiques telles que celles de la CITES. Il conviendrait d’intégrer la formation sur le commerce illégal d’espèces sauvages dans les systèmes et programmes existants et de faire en sorte que les fonctionnaires soient formés dès le début et tout au long de leur carrière.

Il convient de rappeler qu’un grand nombre d’agences, d’institutions et d’organisations telles que TRAFFIC, organisent des formations sur l’identification des espèces et fournissent des supports documentaires : fiches pratiques, affiches et guides d’identification. Concernant les requins plus particulièrement, la FAO a développé récemment, en collaboration avec l’Université de Vigo en Espagne, un nouvel outil appelé iSharkFin, s’appuyant sur les progrès technologiques des logiciels de reconnaissance d’image. Destiné aux inspecteurs des ports, aux fonctionnaires des douanes, aux sociétés qui commercialisent le poisson et à d’autres utilisateurs sans formation officielle en taxinomie, iSharkFin permet d’identifier une espèce de requin à partir de l’image d’un aileron (voir : www.fao.org/ipoa-sharks/tools/software/isharkfin/en).

Analyser les données douanières pour mieux comprendre les flux commerciaux

Analyser les données sur le commerce de produits issus d’espèces sauvages est reconnu depuis quelque temps comme un moyen fiable de s’informer et ainsi de surveiller et de réglementer efficacement l’utilisation et le commerce de ressources naturelles. Vu l’ampleur du commerce international des produits de la pêche, il est quasiment indispensable de connaître la dynamique commerciale de ces produits pour bien les gérer car elle apporte un éclairage sur leur source, leur destination, leur valeur et leur volume.

En analysant les données commerciales des douanes, TRAFFIC ainsi que plusieurs organismes gouvernementaux et diverses autres institutions ont réuni des informations pouvant s’avérer très utiles pour remédier à la pêche illégale. Cette analyse permet :

  • de mieux comprendre la nature et l’étendue de l’activité de pêche INN, ainsi que la dynamique du commerce de produits issus de pêches INN ;
  • de vérifier de manière indépendante l’étendue d’un problème connu de pêche INN ;
  • d’évaluer l’efficacité de mesures commerciales existantes ;
  • de démontrer l’existence d’un problème qui n’avait peut-être pas été signalé précédemment ;
  • de déterminer la valeur de produits de pêches INN dans le commerce international.

Partout dans le monde, tout individu, toute ONG, toute entreprise, tout organisme public ou toute autre institution peut obtenir, extraire et analyser des données commerciales. Cette analyse n’entraîne pas de frais : il suffit d’avoir un ordinateur standard et un accès à Internet et de savoir utiliser les tableurs. Les gouvernements nationaux ou les organisations internationales comme les Nations Unies ont mis en place de nombreux sites web conviviaux, permettant d’accéder à des données commerciales le plus souvent gratuitement. Le guide de l’utilisateur des données commerciales de la pêche de TRAFFIC (www.fisheries-trade-data.org) indique comment obtenir, extraire et analyser des données commerciales sur la pêche, et fournit les adresses des sites web où l’on peut se procurer ces données.

Les amendements apportés en 2012 au Système harmonisé de l’OMD concernent notamment le chapitre 3 où sont classés les poissons et crustacés, mollusques et autres invertébrés aquatiques. Le fait qu’y sont désormais identifiées séparément certaines espèces permettra une meilleure analyse des données commerciales de la pêche. Espérons que la prochaine série d’amendements prévue en 2017 établira une distinction encore plus poussée entre espèces.

Action du secteur privé

Le commerce illégal de produits de la mer ne connaît pas de limite. Les trafiquants d’espèces sauvages qui ont besoin de transporter leurs produits illégaux abusent de plus en plus de la confiance des transitaires, des entreprises de logistique, des transporteurs et des compagnies aériennes. Le secteur privé pourrait donc jouer un rôle majeur en étant les yeux et les oreilles des organismes de lutte contre la fraude et en les aidant à identifier et à renforcer les points à risque de la chaîne logistique. Mais comme indiqué précédemment, le secteur des transports notamment, y compris les entreprises de manutention et de contrôle, n’est pas suffisamment sensibilisé aux méthodes de contrebande d’espèces sauvages.

Le partenariat ROUTES (Reducing Opportunities for Unlawful Transport of Endangered Species), lancé en octobre 2015, est un projet collaboratif de cinq ans qui consiste à agir pour aider le secteur des transports à réduire le trafic d’espèces sauvages par voie terrestre, maritime et aérienne. Financé par l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) et coordonné par TRAFFIC, le partenariat ROUTES établit une collaboration entre organismes gouvernementaux, représentants du secteur des transports et de la logistique, organisations internationales de préservation des espèces sauvages et donateurs.

Le partenariat vient compléter d’autres méthodes de préservation des espèces sauvages et de lutte contre la fraude en se concentrant sur les solutions à adopter par le secteur privé tout au long des chaînes logistiques, plaçant ainsi le secteur des transports sur le devant de la scène en matière d’innovation pour démanteler les flux illégaux d’espèces sauvages. Dans sa phase initiale, ce partenariat vise le transport aérien et envisage de s’étendre au transport maritime dans les années à venir (voir www.traffic.org/routes).

Une formation pilote sera organisée cette année dans deux aéroports, l’un en Afrique, l’autre en Asie. Nous avons déjà contribué à plusieurs programmes de formation pour fonctionnaires des douanes, mais celui-ci sera le premier à cibler spécifiquement le secteur des transports.

© TRAFFIC

 

En savoir +
www.traffic.org

Lecture

La pêche illégale peut-elle être considérée comme une forme de criminalité organisée ? Dans quelles circonstances doit-elle être traitée comme telle ? Quelles approches adopter pour y faire face ? Telles sont les questions sur lesquelles s’est penchée l’ONG The Black Fish en partenariat avec le réseau Global Initiative Against Transnational Organized Crime.

Du 12 au 13 octobre 2015 à Cape Town, en Afrique du Sud, 200 délégués représentant 31 pays étaient réunis à l’occasion du congrès international sur le crime halieutique. Le compte rendu de la rencontre est disponible en ligne.