Dossier

Quelques réflexions sur le commerce illicite

28 juin 2016
Par Kunio Mikuriya, Secrétaire général de l’Organisation mondiale des douanes

Beaucoup de choses ont été dites sur le commerce illicite et, au fil des années, de nombreux articles consacrés à ce thème ont été publiés dans ce magazine, traitant notamment des drogues, du tabac, de l’ivoire, de la contrefaçon, de l’argent liquide et des marchandises à double usage. Dans ce numéro, nous nous attardons sur certains aspects moins connus du phénomène, tels que le trafic de biens culturels, d’armes légères ou de pesticides illicites, ou encore la pêche illicite, dans le but de partager des idées et des moyens pratiques susceptibles de nous aider à concevoir des stratégies de lutte contre ces menaces existantes.

Dans cet article, je vais faire le point sur ce que nous avons accompli ensemble ces derniers mois, grâce aux orientations du Conseil de l’OMD, de la Commission de politique générale et du Comité de la lutte contre la fraude. Plusieurs événements sur lesquels nous n’avions aucun contrôle ont également eu des incidences sur nos activités, par exemple les attentats terroristes perpétrés récemment en Belgique, en France, au Liban, au Mali, en Tunisie, en Turquie et dans d’autres pays. Cette situation a conduit à l’intensification des débats sur la sécurité mondiale et sur la façon dont la communauté douanière pouvait améliorer sa réaction face à ces menaces qui pèsent sur le commerce international et sur la paix.

Renforcement des capacités opérationnelles

L’un des principaux résultats de ces débats a été la résolution de Punta Cana, que l’OMD a publiée en décembre 2015 et dans laquelle est rappelé le rôle clé que les douanes jouent dans la lutte contre les mouvements transfrontaliers illicites de marchandises qui pourraient, au final, contribuer au terrorisme et au financement du terrorisme. Dans cette résolution, nous invitons les administrations des douanes à intégrer, le cas échéant, la sécurité dans leurs mandat et fonctions en incluant la sécurité dans leurs plans stratégiques et en diffusant cet objectif vers les services de première ligne.

Pour aider les Membres de l’OMD à développer ou à renforcer leurs capacités en matière de sécurité aux frontières, nous avons récemment lancé « l’Initiative sur la sécurité aux frontières ». Après une mission d’évaluation de la sécurité aux frontières menée par l’OMD ou l’Organisation des Nations Unies (ONU), les Membres de l’OMD peuvent demander une assistance technique au titre de cette initiative en vue de la mise au point de plans concrets pour contribuer à la mise en œuvre des mesures de sécurité pertinentes.

Dans le cadre du projet « Application des contrôles aux échanges de nature stratégique (ACES) », nous avons poursuivi notre travail sur les biens stratégiques, à savoir les armes de destruction massive (ADM), les armes conventionnelles et les articles connexes entrant en jeu dans le développement, la production ou l’utilisation de telles armes et de leurs vecteurs. Un programme et des modules de formation ont été développés et nous avons aussi supervisé une opération internationale ciblant le trafic de biens stratégiques en 2014.

Cette opération nous a non seulement permis de repérer et d’empêcher des transactions illicites, mais elle nous a aussi aidés à évaluer les procédures standard et les pratiques en vigueur dans ce domaine. Elle nous a par ailleurs permis d’adapter nos activités de renforcement des capacités et d’assistance technique afin de corriger les lacunes mises en évidence. Plus spécialement, nous avons commencé à former des fonctionnaires de première ligne afin qu’ils acquièrent les informations et le savoir-faire nécessaires pour repérer les marchandises à double usage. Nous avons également ciblé les futurs formateurs afin de renforcer nos capacités de formation.

Dans le cadre du Programme Global Shield (PGS), initiative lancée en 2010 qui vise à suivre les échanges commerciaux de 14 produits chimiques pouvant servir à la fabrication illicite d’engins explosifs improvisés (EEI), les agents sont formés à la détection et à la manipulation de produits chimiques clés, et certains pays ont reçu des trousses de tests présomptifs, ainsi que des appareils électroniques de détection des produits chimiques, pour équiper leurs agents de première ligne. Le PGS a permis par ailleurs de renforcer la coopération entre pays et de tendre la main aux acteurs de l’industrie chimique, en vue de les sensibiliser au double usage qui peut être fait des précurseurs chimiques qu’ils fabriquent, distribuent ou vendent au détail. Il s’agit d’un magnifique programme qui sauve des vies.

Dans le domaine de la sécurité, nous travaillons aussi sur les armes légères et de petit calibre, le contrôle des passagers – utilisation des renseignements préalables concernant les voyageurs (RPCV) et du dossier passager (PNR) – et la prévention du financement du terrorisme. Concernant le contrôle des passagers plus spécialement, des directives sur l’utilisation des données RPCV/PNR ont été diffusées, et il est prévu d’organiser des ateliers un peu partout dans le monde pour tester ces directives et recenser les pratiques optimales des pays participants.

Nous continuons de proposer des formations sur la gestion des risques de manière générale et nous menons des programmes sur des thèmes précis tels que les drogues, les espèces sauvages ou les droits de propriété intellectuelle, notamment. Le projet INAMA de l’OMD, par exemple, vise à renforcer les capacités de certaines administrations des douanes d’Afrique subsaharienne s’agissant de la lutte contre la fraude, en mettant l’accent sur le commerce illicite des espèces sauvages, et plus spécialement des espèces protégées au titre de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES).

Unités multi-agences

Deux projets dont l’un des principaux buts est le développement des capacités de lutte contre la fraude dans certains ports et aéroports par la mise sur pied d’équipes mixtes sont toujours en cours et prennent de l’ampleur : le Programme de contrôle des conteneurs (PCC) dans le cadre duquel nous collaborons avec l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC), et le Projet AIRCOP.

Les équipes de contrôle portuaire créées dans le cadre du PCC sont aujourd’hui pleinement opérationnelles dans 55 ports de 30 pays, et les fonds nécessaires ont été réunis pour l’intégration de 24 pays supplémentaires. Étant donné le succès du PCC, un programme commun distinct sur le contrôle du fret aérien a été mis sur pied, et des équipes spécialisées chargées de cibler les cargaisons suspectes dans ce secteur de transport sont déjà opérationnelles à Amman (Jordanie) et à Karachi (Pakistan) ; d’autres aéroports s’ajouteront prochainement à la liste.

Lancé en 2010 en vue de renforcer les capacités de lutte contre le trafic de drogues dans les aéroports internationaux, le Projet AIRCOP a permis la création de cellules aéroportuaires anti-trafic (CAAT) dans 16 pays : la Barbade, le Bénin, le Cameroun, le Cap-Vert, la Côte d’Ivoire, la Gambie, le Ghana, la Guinée Bissau, la Jamaïque, le Mali, le Niger, le Nigéria, le Panama, la République dominicaine, le Sénégal et le Togo. Quatre autres pays, deux en Afrique (Ethiopie et Mozambique) et deux en Amérique du Sud (Le Salvador et le Pérou), ont récemment fait l’objet d’une évaluation aux fins de la création de CAAT.

La coopération entre les organismes est au cœur de ces initiatives. La police compte parmi les services avec lesquels les douanes doivent coopérer. Les éléments clés de cette coopération ont été largement débattus lors de différentes réunions tenues ces derniers mois. Les participants à ces réunions sont convenus du fait qu’une large coopération entre les douanes et la police était indispensable pour une meilleure gestion coordonnée des frontières et que, puisque la douane et la police avaient souvent des mandats qui se recoupent, elles n’avaient d’autre choix que de coopérer.

Mais la coopération entre les organismes aux niveaux national et international n’est pas toujours évidente. Plus spécialement, dans certaines régions fragiles et touchées par des conflits, la situation aux frontières est complexe et il n’y a pas de réponse facile. Sur ce sujet, je vous invite à lire l’article de Thomas Cantens (de l’OMD) et Gaël Raballand (de la Banque mondiale), deux chercheurs spécialisés dans les questions douanières, intitulé « Une frontière très très longue, un peu difficile à vivre » : le nord du Mali et ses frontières (voir http://www.frstrategie.org/publications/recherches-documents/web/documents/2016/201603.pdf).

Gestion de l’information

L’OMD a développé plusieurs applications visant à améliorer les capacités des douanes en matière d’exploration de données et d’analyse des risques. L’une d’elles est le progiciel nCEN, qui permet aux administrations douanières de recueillir, de stocker, d’analyser et de diffuser efficacement des données relatives à la lutte contre la fraude au niveau national, et qui leur offre la possibilité d’échanger ces informations aux niveaux régional et/ou international. Je ne vais pas entrer dans les détails étant donné qu’un article du présent numéro est consacré aux nouvelles fonctionnalités de l’application, mais j’encourage tous les Membres de l’OMD à envisager de déployer le nCEN dans leurs services.

Le système de ciblage du fret (CTS) de l’OMD est un autre outil de gestion des risques. Il permet aux pays qui l’utilisent d’obtenir par la voie électronique des informations sur le fret avant arrivée et de procéder à une évaluation des risques, à un profilage et à un ciblage. Pour l’heure, le CTS a été déployé dans six pays : les Bahamas, la Géorgie, la Jamaïque, les Maldives, le Panama et le Sri Lanka. Son déploiement est prévu dans les prochains mois au Chili, au Kenya, aux Philippines et en Ukraine. Par ailleurs, le développement du volet fret aérien du CTS est pratiquement terminé, et des projets pilotes sont prévus plus tard dans l’année.

Kunio Mikuriya, Secrétaire général de l’Organisation mondiale des douanes

Échange d’informations

En décembre 2015, nous avons ouvert notre « Centre d’information et du renseignement (I2C) », qui fait office de point de contact opérationnel pour les questions relatives aux différents programmes de lutte contre la fraude de l’OMD. L’I2C produit par ailleurs des bulletins du renseignement et facilite l’échange d’informations de manière générale. L’équipe de l’I2C gère aussi la plateforme IRIS, un outil qui réunit toutes les dernières informations relatives aux douanes. À ce jour, cette plateforme compte plus de 8 000 utilisateurs.

Communiquer des informations est une chose, mais nous devons aussi mieux comprendre les activités de contrebande et autres activités criminelles transfrontalières auxquelles nous devons faire face aujourd’hui, afin de mieux cibler des risques en constante évolution et les risques qui font leur apparition. Il est à cet égard essentiel de quantifier et de cartographier les marchés illicites, puisque cela nous permettra de mieux comprendre les liens qui existent entre les différentes formes de trafic. Je souhaite ici insister sur l’importance du Réseau douanier de lutte contre la fraude (CEN), l’outil que nous avons développé en vue de consigner toutes les saisies effectuées par les douanes dans le monde et qui permet de suivre et d’analyser les dernières tendances et évolutions liées au commerce illicite.

Je prie instamment les Membres de l’OMD de participer activement au CEN. Tous les services douaniers doivent tout mettre en œuvre pour que chaque saisie liée au commerce illicite, qu’il s’agisse de trafic de drogues, de contrebande de tabac ou du commerce illégal de marchandises contrefaisantes, de faux médicaments, de précurseurs chimiques, d’objets volés, de marchandises sensibles du point de vue de l’environnement ou d’espèces menacées, entre autres, soit consignée dans le CEN et que les données communiquées soient de grande qualité.

La phase des « conséquences »

Toutes les administrations des douanes ne disposent pas de pouvoirs d’enquête, mais elles devraient toutes suivre les meilleures pratiques et les meilleures procédures lors d’une saisie, afin de faciliter le travail des acteurs chargés de l’enquête, y compris du juge qui sera chargé du dossier.

En vue de donner des orientations dans ce domaine, l’OMD a élaboré en 2012 un Recueil des pratiques opérationnelles douanières en matière de lutte contre la fraude et de saisie (COPES) et a ensuite obtenu les fonds nécessaires pour dispenser une formation sur le contenu essentiel du Recueil. En mars 2015, un responsable de projet, chargé de mettre en œuvre ces activités de formation, a été engagé. Un article du présent numéro est consacré à ce projet.

Aujourd’hui, le Secrétariat de l’OMD a du mal à suivre le rythme des demandes de formation, ce qui témoigne de la pertinence et du succès du projet. D’autres organisations travaillant avec les administrations douanières ont également reconnu la pertinence du projet COPES et ont demandé l’organisation de formations dans leurs secteurs d’activité. Nous aurons bien sûr besoin de plus de dons pour répondre à ces demandes, ce qui nous permettrait d’élargir encore notre offre de formations relative à la « chaîne de conservation ».

Biens culturels

Les biens culturels font l’objet d’un projet de recommandation qui sera présenté aux sessions que le Conseil de l’OMD tiendra en juillet de cette année. Cette initiative est le fruit d’une série de réunions de haut niveau tenues avec les chefs d’autres organisations internationales jouant un rôle dans la protection du patrimoine culturel, ainsi que d’activités menées au niveau des experts et de diverses mesures de coordination. Je suis convaincu que les Membres de l’OMD approuveront cette recommandation et, surtout, qu’ils l’appliqueront.

Dans ce projet de recommandation, il est demandé aux pays non seulement de renforcer leur coopération avec les parties prenantes compétentes telles que les experts et les institutions culturelles, mais aussi de procéder à une analyse en vue de recenser et de corriger les lacunes des textes de loi et des techniques servant à lutter contre le trafic des biens culturels. Dans ce projet, les administrations douanières sont aussi encouragées à adopter de nouveaux « certificats d’exportation » ou de modifier les certificats existants, en respectant le modèle de certificat d’exportation de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) et de l’OMD.

Dans ce numéro, la Suisse partage son expérience dans la lutte contre le trafic illicite de biens culturels, et présente plus spécialement les modifications qu’elle a apportées récemment à sa législation ainsi que les difficultés posées par les ports francs et les entrepôts de douane. D’autres thèmes que j’ai mentionnés plus haut sont également traités dans ce numéro : le Canada partage son expérience de la coopération entre les douanes et la police, et l’Australie donne des informations sur sa stratégie de lutte contre le terrorisme. La pêche illégale, la cybercriminalité, le trafic d’armes, les pesticides illicites et l’utilisation de la technologie sont d’autres thèmes intéressants abordés également dans ce numéro.

Si vous souhaitez en apprendre davantage sur les sujets qu’adressent les auteurs de ces articles, je vous invite à consulter la rubrique « En savoir + ». Les experts qui ont rédigé ces articles seront, j’en suis sûr, plus que ravis d’engager le dialogue avec vous. Après tout, l’OMD est une instance unique permettant aux membres de la communauté douanière mondiale de partager leurs expériences et de trouver différentes formes d’assistance aux fins de la lutte contre le fléau qu’est le commerce illicite.

Nous devons continuer à renforcer nos activités de coopération, de coordination et de communication afin de lutter efficacement contre le trafic illicite. Il est essentiel que nous nous aidions les uns les autres, dans un esprit collectif, et que nous fassions front ensemble, afin d’aider efficacement les communautés que nous servons en leur permettant notamment de profiter pleinement des avantages qu’offrent des échanges commerciaux ouverts, de parvenir à un développement durable et à la sécurité. L’OMD reste fermement décidée à travailler avec ses Membres et ses partenaires aux quatre coins du monde en vue d’atteindre cet objectif.

 

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