Un convoi de véhicules en partance depuis Bangui

Panorama

Commerce transfrontalier, insécurité et rôle des douanes: quelques leçons tirées de six études de terrain dans des régions de conflits (ou post-conflits)

14 octobre 2017
Par Thomas Cantens, Unité Recherche, and Sidoine YEREMI, expert national douanier en Centrafrique

Indépendante depuis 1960, la République centrafricaine est en proie à des coups d’État récurrents et à des guérillas. En 2013, un conflit oppose la Séléka, une coalition de groupes rebelles du nord majoritairement musulmans qui a renversé l’ancien président François Bozizé, et les anti-balaka, un réseau de milices d’autodéfense chrétiennes apparues pour lui résister.

Après une partition de facto entre les chrétiens, au sud, et les musulmans, au nord, les hostilités entre les deux groupes ont diminué. Elles ont été remplacées par une explosion d’affrontements fratricides entre différentes factions de la Séléka qui a été officiellement dissoute en 2014.

Le 30 mars 2016, un nouveau président prête serment. Priorité est mise sur le désarmement des ex-combattants, le rétablissement de la sécurité et la réconciliation. Les groupes armés restent en effet présents sur une grande partie du territoire, occupant le nord, le nord-ouest et l’est, causant de nombreuses violences et constituant un obstacle au redéploiement de l’État.

Un territoire divisé

D’un point de vue douanier, le territoire centrafricain est divisé en trois parties, chacune ayant ses propres particularités et contraintes :

– l’axe Béloko-Bangui sur lequel les services de l’État sont présents et sur lequel la Douane porte l’essentiel de ses efforts de modernisation et de surveillance ;

– le centre et l’est, territoire sous la domination de groupes armés et politiques issus de la rébellion Séléka[1] et duquel la douane est absente ;

– la partie ouest non couverte par l’axe Béloko-Bangui, zone sous administration de l’État centrafricain mais où l’insécurité demeure un défi majeur. La Douane est présente sur certains points frontières et dans quelques villes de la zone. La police, la gendarmerie et l’armée sont, elles, peu présentes, l’essentiel de l’effort sécuritaire étant accompli par la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation en République centrafricaine (MINUSCA).

Cette division du territoire, suivant des contraintes sécuritaires, pose un défi d’organisation majeur pour la Douane centrafricaine, celle-ci devant adapter ses pratiques à des contextes radicalement différents, appliquant non seulement une facilitation du commerce « traditionnelle » sur un axe économique majeur, mais aussi une facilitation du commerce plus « politique » dans le sens où il s’agit de contribuer à la restauration de l’État et à la résilience économique des zones frontalières fragiles.

L’axe Douala-Béloko-Bangui

L’analyse des cartes de la région révèle l’extrême densité des voies de passage autour de la frontière entre le Cameroun et la République de Centrafrique, ainsi que la densité des villages, en particulier au nord du point de passage de Béloko.

C’est par ce point de passage que transitent les marchandises en provenance du Port de Douala, Cameroun, et à destination de Bangui. Les recettes fiscales prélevées sur ces marchandises représentent la très large majorité des recettes actuellement collectées par la Douane centrafricaine. Sécuriser ces recettes constitue dès lors un enjeu vital pour l’État centrafricain.

Depuis la destruction de leurs bureaux en 2012, les douaniers en poste à Béloko effectuent le dédouanement de façon manuelle. En raison de l’insécurité et des risques de pillage, les camions sont convoyés de Béloko vers Bangui et de Bangui vers Béloko par la MINUSCA et la Brigade économique de la douane. Chaque convoi comprend une centaine de camions. Le trajet dure de deux à trois jours, et ce pour une distance de 740 km bitumés.

L’action majeure du projet de l’administration douanière sur l’axe Douala-Béloko-Bangui consiste à réhabiliter la recette de Béloko et à en faire le point principal du dédouanement des marchandises en provenance de Douala. Ce projet repose sur :

– la réhabilitation des locaux douaniers de Béloko dont une partie sera consacrée au logement des douaniers,

– l’installation du logiciel SYDONIA au bureau chargé de la recette de Béloko afin d’assurer l’automatisation du contrôle, de l’enregistrement, de la liquidation et du recouvrement des droits et taxes sur les déclarations;

– le développement d’une plateforme douanière à Béloko, et notamment d’une aire sous douane pour 500 camions,

– l’application d’une facilité à des opérateurs identifiés comme « fiables » pour dédouaner à Bangui plutôt qu’à Béloko,

– une fois le poste de Béloko opérationnel, le démantèlement du guichet unique centrafricain à Douala et des points fixes de contrôle le long du trajet sur le territoire camerounais et le long de l’axe Béloko-Bangui,

– le maintien, au port de Douala, d’une antenne de la Douane centrafricaine et d’une aire sous douane réservée aux marchandises en transit vers la Centrafrique.

La Douane centrafricaine prévoit le financement sur fonds propres de l’équipement du bureau de Béloko : matériels informatiques, câblage réseau, énergie solaire et communication satellite (VSAT). La majeure partie du financement de réhabilitation du bureau sera supportée par la Banque mondiale dans le cadre de son projet FASTRAC (Facilitation du Transit en Afrique centrale) initié en 2008.

Une deuxième action est programmée pour accompagner cette modernisation : la Douane centrafricaine va instaurer une politique de mesure de la performance. Des douaniers centrafricains se sont rendus fin 2016 à Douala pour examiner l’expérience camerounaise en matière de « contrats de performance » et répliquer le dispositif au niveau national. Le projet pourrait bénéficier de l’appui technique de la Douane camerounaise, de la Banque mondiale et de l’OMD.

L’informatisation du poste frontière doit être l’opportunité de réformer les procédures, en tenant compte des attentes  du secteur privé (transporteurs, transitaires, banques, importateurs). Le choix des opérateurs dits « fiables » est également complexe. Reposant sur l’élaboration de critères objectifs, il nécessite d’avoir des statistiques fiables sur les opérations passées, au risque que l’État ne puisse appliquer une procédure objective, ce qui pourrait ouvrir la voie à des contestations. Il pourra s’avérer très utile de mettre en place une plateforme de rencontre douane-entreprises, où ces questions seraient discutées de façon pratique entre professionnels.

Des contraintes sécuritaires, facteur important mais plutôt nouveau, à la fois pour la Douane et pour les bailleurs, pèsent sur le projet : les transporteurs-importateurs informels chercheront à éviter un bureau moderne, aux moyens de contrôle renforcés, qui appliquera plus strictement la fiscalité. La Douane doit aussi être consciente des risques qu’engendre toute action coercitive dans un environnement frontalier éloigné et fortement peuplé, et donc propice à des mouvements de protestation contre les représentants de l’État, en particulier les fonctionnaires des administrations fiscale ou douanière. Il s’agira donc d’inclure la sécurité des personnels et des infrastructures dans le plan de modernisation de Béloko et de prévoir : (i) des infrastructures de sécurité qui protègeront le bureau (enceinte, caméras, barrières, locaux sécurisés), (ii) l’armement des personnels douaniers opérant à Béloko, et tout ce que cela implique (formation, entraînement, instauration d’une armurerie), et (iii) un plan d’urgence, de coordination entre la Douane et l’armée centrafricaine pour protéger les douaniers en cas d’émeutes ou d’attaques contre le bureau.

S’agissant des contrats de performance, le risque serait de sous-estimer le changement culturel que requiert la mise en œuvre de l’initiative et la charge de travail qui pèsera sur l’équipe de projet chargé de la programmation informatique. Toute erreur dans la mesure individuelle de la performance aurait des conséquences graves sur la vie personnelle des fonctionnaires et affecterait la crédibilité du système. Il est donc nécessaire de se donner du temps pour permettre aux douaniers de s’approprier une nouvelle culture professionnelle et aux informaticiens de tester les programmes informatiques qui sous-tendent la mesure de la performance.

Le centre et l’est du territoire

Cette zone est sous le contrôle de groupes politico-armés aux alliances versatiles. Certains ont une vision politique et sont partisans de la partition du pays, sur des bases religieuses, partition qui existe pratiquement de fait aujourd’hui. Une « république du Logone » a même été proclamée avec sa capitale à Birao. D’autres groupes souhaitent probablement déposer les armes et profiter du programme de désarmement, démobilisation, réinsertion (DDR) ou du programme de réduction de la violence communautaire qui visent à réinsérer les combattants. Enfin, une dernière catégorie ne poursuit aucun objectif politique particulier et survit par prélèvements violents sur les flux de commerce et sur les personnes.

Les agents de la MINUSCA assurent dans quelques villes la sécurité. Policiers et gendarmes sont présents, en très faible nombre, là où la MINUSCA est présente. Les autres services de l’État sont absents. La Douane, notamment, a récemment envoyé des délégations auprès des commandants de la zone mais ceux-ci ont refusé la présence de toute administration fiscale.

Cette zone n’est pas sans enjeux, en termes de recettes tout d’abord. Une visite au marché PK5 de Bangui a permis de constater la présence de marchandises en provenance du Soudan, qui ont donc probablement transité par cette zone. Si le manque à gagner est difficile à estimer, les taxes appliquées sur les transactions commerciales dans cette zone sont une ressource pour les groupes armés, de même que le commerce illégal d’or et de diamants.

Ensuite, l’existence de cette zone, large, menace le tissu économique de Bangui et de la zone sous administration gouvernementale. En effet, il est possible que la pression fiscale exercée par les groupes armés sur les commerçants qui importent des produits via les pays voisins soit moindre que celle exercée par l’État et les commerçants qui importent via le corridor Douala- Béloko-Bangui. Les premiers seraient donc plus compétitifs que les seconds, et cette différence ne devrait que s’accroître dès lors que la Douane centrafricaine « sécurisera » les recettes de l’axe Douala-Béloko-Bangui.

Dans un tel contexte, l’analyse des données est une ressource nécessaire à la discussion politique et la Douane aura un rôle à jouer. Parmi les informations qui pourraient être obtenues pour alimenter la réflexion figurent :

– une estimation des flux de marchandises entre la zone Séléka et la zone gouvernementale (enquêtes anonymes sur le marché PK5, missions en coopération avec les douanes des pays voisins sur les points frontières, estimation des flux de transport grâce à l’analyse des données collectées auprès des opérateurs de télécom opérant aussi dans la zone),

– une estimation des recettes fiscales collectées par les groupes armés aux dépens du gouvernement,

– une analyse des flux afin d’optimiser le déploiement des unités de surveillance, le but étant de protéger l’économie formelle de la zone sous contrôle de l’État centrafricain.

L’ouest du territoire, hors axe Béloko-Bangui

Dans cette zone, les axes routiers ne sont pas contrôlés par les forces de sécurité mais par des « auxiliaires », le plus souvent des groupes armés (« anti-balaka », « groupes d’auto-défense »).

Le commerce transfrontalier renforce le financement de ces groupes armés qui perçoivent des « formalités » sur chaque véhicule. Si la Douane perçoit des droits et taxes sur certains trajets, l’insécurité dans la zone empêche tout réel déploiement.

Le risque est ici que s’établissent des gouvernances locales contre l’État central: les représentants politiques de l’État, dépourvus de levier financier pour montrer l’action de l’État localement, s’appuieraient sur les élites économiques qui leur fournissent des moyens de subsistance, et sur des groupes armés d’autodéfense qui assureraient la sécurité de tous, moyennant financement ou soutien matériel.

La Douane centrafricaine dispose de chiffres sur les recettes et sur les passages de véhicules et de marchandises, ainsi que d’informations sur la situation sur le terrain collectées au contact des transporteurs et des commerçants. L’enjeu principal dans cette zone est d’organiser l’information collectée aujourd’hui de façon disparate et intuitive par les douaniers, et de penser le déploiement des unités sur le terrain en fonction des flux de commerce et de l’insécurité.

Disposer de l’appui des partenaires de sécurité (MINUSCA, forces nationales de sécurité et de défense) est indispensable, particulièrement dans cette zone. Il s’agit aussi de comprendre la position des élites économiques locales afin de prévenir leur association à des groupes armés locaux.

Conclusion

La Douane centrafricaine fait face à trois défis majeurs et a besoin d’un soutien de la part de la communauté internationale pour les relever.

Le premier tient à l’élaboration d’une stratégie globale sur le territoire centrafricain, donc une stratégie qui englobe les différentes problématiques que nous avons passées en revue, zone par zone. La tentation de se concentrer sur l’axe Beloko-Bangui, faute de ressources humaines et financières, est grande, mais, à court terme, l’économie de Bangui risque elle-même d’être déstabilisée par les activités informelles qui se rapportent à l’ensemble du territoire.

Le deuxième défi est la corruption. La corruption génère l’exaspération des populations locales et ne favorise pas leur coopération avec les services de l’État. À terme, la corruption favorise donc l’établissement des groupes armés locaux qui fournissent un « service » de sécurité directement aux populations. D’une part, il s’agit de motiver les douaniers, notamment pour qu’ils travaillent à des postes d’analyse, activité particulièrement cruciale en cette période où certaines frontières centrafricaines sont fragiles et où le gouvernement a besoin de recettes douanières et d’analyses économiques sur l’impact de l’insécurité. D’autre part, il s’agit aussi  de démotiver des douaniers à travailler en première ligne sur certains postes en zone sécurisée, et de favoriser les conditions de travail de ceux qui travaillent dans des zones d’insécurité, afin que leur sécurité personnelle ne repose pas sur la bonne volonté de milices locales. La direction générale est pleinement consciente de ce risque et a pris des mesures en renforçant l’inspection interne et en élargissant la répartition des primes à un nombre plus important du personnel. De la même manière, les contrats de performance appuieront la lutte contre la corruption.

Enfin, la Douane centrafricaine a besoin de données pour prendre des décisions. L’une des caractéristiques de toutes les frontières fragiles est que l’État y dispose de peu d’informations sur les situations locales. Les douaniers sur le terrain, eux, connaissent bien leur environnement. Il s’agit de collecter et structurer leurs connaissances afin qu’elles contribuent à l’analyse des situations locales et facilitent la prise de décision. À ce titre, il convient d’accorder la priorité à la maîtrise des statistiques. La Douane doit assurer la collecte et l’organisation de l’information et du renseignement en provenance des bureaux de recettes, tant pour concevoir la réforme et surveiller son exécution sur le terrain, que pour permettre au gouvernement et à la société centrafricaine d’avoir une meilleure lisibilité quant à « l’économie de la violence » instaurée dans les zones frontalières.

En savoir +
research@wcoomd.org

[1] Les groupes armés qui constituaient la Séléka continuant d’être présents sur le terrain, les termes « zone Séléka » ou « les Séléka » seront utilisés dans cet article pour désigner les zones contrôlées par ces groupes ou ses membres.