Focus

Règles d’origine non préférentielle : « quand vous tournez le dos à un problème, il n’en devient que plus gros ! »

22 juin 2021
Par Brian Rankin Staples, Trade Facilitation Services

Le présent article n’a pas vocation à être une étude scientifique ni un examen approfondi des activités présentes et passées entreprises au titre de l’Accord de l’Organisation mondiale du commerce sur les règles d’origine. Il ne vise pas non plus à analyser dans le détail les différences entre les règles d’origine préférentielles et non préférentielles, que les lecteurs et lectrices du présent magazine connaissent sans doute suffisamment bien. Le but ici est plutôt de présenter, sous une perspective personnelle et subjective, les problèmes associés aux règles non préférentielles, et de proposer, en tout humilité, quelques approches et possibilités éventuelles en vue de minimiser ces problèmes ou, tout au moins, de lancer le débat sur de possibles recours. Les possibilités présentées dans le présent article se fondent sur la structure et l’architecture des questions telles qu’elles sont perçues.

 

Le cadre

Chacun sait que les règles d’origine préférentielles et non préférentielles ont ceci en commun qu’elles représentent un casse-tête administratif réel et coûteux, tant pour le secteur public que pour le secteur privé. Cela dit, elles présentent aussi de grandes différences, à plusieurs égards.

Par exemple, malgré leur complexité, les règles préférentielles sont des règles « spécifiques par produit » et, dans la plupart des cas, elles permettent de déterminer si un produit à l’examen est originaire d’un pays donné ou pas. De plus, il est généralement fort à parier que les règles spécifiques par produit ont été convenues par toutes les parties et, qu’en ce sens, elles sont le fruit d’un accord négocié entre au moins deux parties. Quoi que l’on puisse penser des avantages économiques que les accords commerciaux préférentiels bilatéraux ou « méga-régionaux » peuvent offrir, le simple fait qu’ils prévoient toujours des règles d’origine préférentielles relativement claires constitue en soi une valeur ajoutée avérée.

Par contre, compte tenu de la situation actuelle, les règles d’origine non préférentielles sont essentiellement unilatérales et spécifiques à un seul pays d’importation. De plus, nombre d’entre elles n’offrent pas la spécificité des règles préférentielles par produit et, dans un monde où les chaînes de valeur s’entremêlent, les opérateurs économiques faisant commerce de marchandises qui ne sont pas entièrement obtenues dans un seul et même pays ont du mal à déterminer le pays où est intervenue « la dernière transformation substantielle ». En d’autres termes, les règles non préférentielles n’offrent pas les avantages de la détermination binaire de l’origine préférentielle (un produit est originaire de tel pays ou non) et elles ne sont pas non plus le fruit d’un accord entre au moins deux parties.

Compte tenu de ce qui précède, on peut donc affirmer que les règles préférentielles sont des définitions mutuellement convenues, complexes, coûteuses mais claires, tandis que les règles non préférentielles sont des définitions généralement unilatérales, vagues, coûteuses et générant de surcroît un haut niveau d’incertitude et d’imprévisibilité qui empêche les parties concernées par les questions d’origine de s’assurer d’un approvisionnement stratégique. En outre, en l’absence d’obligations multilatérales concrètes ou de définitions communes, les règles d’origine non préférentielles deviennent de plus en plus un outil privilégié de politique commerciale, dans un monde qui semble de plus en plus se fragmenter et tomber dans le protectionnisme.

Les coûts

Les intervenants à la récente Conférence de l’OMD sur les règles d’origine sont revenus sur les nombreux problèmes commerciaux associés à l’incertitude intrinsèque des règles d’origine non préférentielles et sur leurs diverses incidences, notamment financières, comme par exemple, les taxes punitives, les sanctions, les amendes, les pénalités, les retards d’expédition et les coûts administratifs et de conformité qui y sont associés.  Il apparaît clairement que, rien que pour le secteur privé, les coûts et les difficultés ne sont pas moindres.

Il est évident que la plupart de ces frais, notamment ceux découlant du manque de certitude et de prévisibilité, pourraient être éliminés ou réduits drastiquement si l’Accord de l’OMC sur les règles d’origine (ARO) était appliqué de manière effective, ou si d’autres mesures moins ambitieuses, qui ont été notamment présentées à la Conférence mondiale sur l’origine mais aussi ailleurs, étaient prises, comme :

  • l’adoption de principes directeurs généraux sur la détermination de l’origine non préférentielle ;
  • l’élaboration de notes explicatives ;
  • la coordination des travaux sur ces notes explicatives dans le cadre des efforts actuellement déployés en vue de mettre à jour la Convention de Kyoto révisée (en particulier, l’Annexe K de la CKR) ;
  • la redynamisation des négociations sur l’ARO.

Compte tenu du fait que des centaines de milliers, voire des millions de déclarations d’origine non préférentielle sont traitées et apurées chaque jour, à un coût considérable mais sans grande polémique, qu’est-ce qui empêche spécifiquement l’adoption de ces solutions si raisonnables et évidentes ?

Le fait est que les politiques et les décisions ayant trait au commerce sont principalement (mais pas exclusivement) déterminées par les grands marchés. Les guerres commerciales, les sanctions, les droits anti-dumping et les droits compensateurs, les mesures protectionnistes et les contre-mesures de rétorsion qu’elles provoquent visent tous à protéger les marchés nationaux (et ces politiques ne sont du reste pas nécessairement illégitimes). Les mesures plus larges qui sont adoptées pour influencer les pratiques de responsabilité sociale et de commerce responsable dans les chaînes logistiques mondiales aboutissent souvent, elles aussi, à des exigences d’origine non préférentielle. Ces pratiques créent un environnement où les parties en présence ne veulent tout simplement pas abandonner ces outils unilatéraux et s’opposent à l’introduction de lignes directrices multilatérales internationales ou à des règles spécifiques par produit à des fins non préférentielles. Il ne s’agit pas là d’un jugement de valeur mais d’un fait : force est de reconnaître que presque toutes les économies utilisent ces outils pour protéger leur marché et promouvoir leurs intérêts en se préservant autant que possible de toute ingérence. Malheureusement, comme indiqué plus haut, la nature spécifique des règles d’origine non préférentielle est source de sérieuses complications, non seulement pour les échanges qu’elles sont censées couvrir mais aussi et surtout pour la majorité des volumes commerciaux qu’elles ne couvrent pas et qui demeurent en l’essence indéfinis.

Que faire alors ? De l’origine basée sur des exceptions ?

Outre les mesures présentées plus haut, il serait possible d’adopter une démarche passant par un processus par étapes, comme suit :

  1. Mettre en œuvre l’ARO existant – À travers une convention, un traité ou un Protocole d’Accord , il s’agirait dans un premier temps d’appliquer les éléments du projet de texte consolidé révisé de l’ARO qui ont déjà fait l’objet d’un accord au sein du Comité des règles d’origine de l’OMC, tout en laissant la latitude aux Membres de l’OMC d’émettre des réserves. Si les parties s’opposent à une règle d’origine non préférentielle dans l’ARO, elles devraient alors notifier officiellement leur objection et présenter dans le détail la règle non préférentielle qu’elles entendent utiliser à la place, y compris le volume des échanges que cette exception couvrirait. Cette notification exigerait aussi des parties proposant de telles exceptions à l’ARO qu’elles publient toute modification ou toute décision s’appliquant à leurs exceptions. Ces exclusions resteraient en vigueur pour une période de cinq ans, avec une possible prorogation de deux ans.
  2. Compléter les règles de l’ARO par des règles préférentielles – Pour les produits pour lesquels un accord dans le projet de texte consolidé n’a pas été trouvé, il s’agirait d’appliquer, à titre de règle d’origine non préférentielle, la règle préférentielle convenue entre le pays d’exportation et le pays d’importation. Tout traitement préférentiel en matière d’origine deviendrait automatiquement une règle d’origine non préférentielle reconnue et acceptée. En l’absence d’un accord commercial préférentiel entre les deux parties, le pays d’importation aurait alors l’obligation d’appliquer, à titre de règle d’origine non préférentielle, une règle d’origine préférentielle qu’il a déjà convenue avec une tierce partie. Bien que cette option risque de compliquer les procédures de certification, elle aurait au moins le mérite d’introduire un niveau de certitude concernant la règle d’origine à appliquer.

Il est évident que les garde-fous s’appliquant au premier cas de figure axé sur l’ARO restent de mise dans cette option-ci également. Si les parties s’opposent à ce qu’une règle d’origine préférentielle soit utilisée à titre de règle non préférentielle, elles seraient appelées à notifier officiellement leur objection et à présenter dans le détail la règle non préférentielle qu’elles entendent utiliser à la place, y compris le volume des échanges que cette exception couvrirait. Cette notification exigerait aussi des parties proposant de telles exceptions à l’utilisation d’une règle préférentielle qu’elles publient toute modification ou toute décision s’appliquant à leurs exceptions. Ces exclusions resteraient en vigueur pour une période de cinq ans, avec une possible prorogation de deux ans.

  1. Dégager des voies communes pour l’établissement et la preuve de l’origine – La détermination, l’établissement et la communication de l’origine ne sont que quelques-unes des nombreuses étapes exigées pour gérer et administrer pleinement l’origine, mais ce sont là des étapes essentielles. Compte tenu des garde-fous présentés plus haut, les propositions formulées ci-après visent à montrer comment l’édification de normes dans ces domaines pourraient vraiment faciliter le commerce.

Avant d’appliquer la moindre règle d’origine, préférentielle ou pas, il convient de tenir compte d’une étape essentielle, à savoir le procédé de fabrication en soi, c’est-à-dire celui qui aboutit à un produit concret. Toutes les mesures commerciales s’appliquent en définitive à cette production effective, y compris celles qui ont trait à l’origine préférentielle ou non préférentielle, et cette production proprement dite présente un intérêt premier, tant pour les décideurs politiques que pour les agents chargés de la vérification de l’origine. Toutefois, malgré cette réalité fondamentale que représente la fabrication du produit, il n’existe pas de normes ou de directives internationales concernant les données et les documents requis aux fins de la détermination et de la preuve de l’origine. Cette lacune complique au plus haut point la tâche des entreprises (en particulier des PME) dont les produits peuvent traverser plusieurs frontières en matière de gestion des données et de tenue des écritures.

Plusieurs acteurs, dont la Global Trade Professionals Alliance, ont lancé des initiatives pour proposer justement des normes concernant ces données et documents internationaux à des fins d’origine qui reposent notamment, sans toutefois s’y limiter, sur les éléments suivants :

  • Une description du procédé de fabrication – Ces descriptions pourraient être complétées et sous-tendues par des profils sectoriels, mis au point par les diverses autorités fiscales. Ces profils comprennent habituellement un aperçu général du secteur à l’examen, les pratiques comptables qui y ont cours ainsi que les questions spécifiques à ce secteur (par exemple, le recours à une production par une tierce partie ou à des intrants spécialisés).
  • Le classement tarifaire dans le SH – Le classement tarifaire des produits finis exportés et des intrants utilisés pour fabriquer le bien exporté.
  • Des documents spécifiques (sous quelque format que ce soit) – Incluant notamment les factures de matériaux, les bons de commande, les preuves de paiement et les documents d’expédition et de livraison, tels que les accusés de réception, les rendements de production et les rapports par lots, les méthodes d’inventaire des stocks de matières premières et de produits finis.
  • Des mécanismes d’échange des données normalisées – C’est-à-dire la conception et le déploiement de normes de communication des données commerciales et sur l’origine ainsi que des décisions commerciales, comme déjà entrepris dans le cadre de l’Origin Blockchain Exchange OASIS Open Project[1].

Une fois les jeux de données concernant la production normalisées et les mécanismes de transmission en place, n’importe quel régime d’origine (non préférentiel, préférentiel et/ou autre applicable, ou encore tout cahier de charges privé ou institutionnel) peut y être superposé, selon les besoins.

Conclusion

Les problèmes que pose l’absence de règles d’origine non préférentielles internationales sont coûteux et viennent éroder les fondements et les ambitions de l’Accord sur la facilitation des échanges. Les propositions formulées dans le présent article n’ont rien de radical si l’on tient compte de la charge financière et administrative qu’implique l’absence de règles non préférentielles. Il est à espérer que ces propositions et toutes les autres suggestions allant dans le même sens ouvrent la voie à une (ou à plusieurs) coalition(s) d’acteurs du secteur privé qui se coordonneront au niveau international pour rechercher des solutions à ce problème au niveau national.

En savoir +
www.tradefacilitation.ca

[1] L’Origin Blockchain Exchange OASIS Open Project est un forum neutre qui permet à diverses parties prenantes de créer des spécifications interopérables afin d’établir, d’obtenir et de vérifier des attestations numériques mondiales concernant les taxes et le commerce – voir le site https://www.oasis-open.org.