Entretien

Tabac : taxation, commerce illicite et emballages neutres

3 juin 2015

La taxation des produits du tabac constitue un mécanisme politique essentiel pour réduire la consommation de tabac. L’expérience montre que, plus la taxe sur le tabac augmente, plus la consommation de cigarettes diminue. Chaque année, les services fiscaux nationaux perçoivent des taxes sur les cigarettes d’un montant considérable, par le biais des droits à l’importation, de la TVA et des droits d’accise. Ces taxes financent des services vitaux du gouvernement.

L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a estimé que le montant de ces recettes dans les cinq pays membres du Conseil de sécurité de l’ONU atteignait plus de 60 milliards de dollars des États-Unis en 2011 : États-Unis, 33,28 milliards ; France, 14,87 milliards ; Royaume-Uni, 14,07 milliards ; Fédération de Russie, 2,41 milliards ; et Chine, 0,54 milliard (sur base de taux de change datés d’avril 2015).

Le commerce illicite du tabac, en faisant baisser le prix des cigarettes, peut avoir une incidence négative sur les efforts déployés pour réduire le tabagisme. Il est dès lors du plus grand intérêt pour les décideurs politiques de connaître les causes du trafic et les options politiques permettant de faire face à ce commerce illicite qu’il est difficile d’étudier et de mesurer scientifiquement. En effet, les facteurs à prendre en compte pour ce faire sont variés et les trafiquants et les contrevenants ne fournissent pas de données aux chercheurs.

Des recherches approfondies, évaluées par des pairs, ont montré que la fiscalité n’est pas le principal facteur contribuant au commerce illicite du tabac. En fait, dans de nombreux pays prélevant des taxes élevées sur les cigarettes, le niveau du commerce illicite de tabac est faible (Royaume-Uni et Suède par exemple), alors que de nombreux pays taxant faiblement les cigarettes font face à un niveau élevé de trafic illicite.

Luk Joossens de la Fondation belge contre le cancer et de l’Association of European Cancer Leagues, établies à Bruxelles, est un expert international de la lutte antitabac qui a notamment conseillé la Banque mondiale, la Commission européenne et l’OMS. Robert Ireland, chef de l’Unité recherche et communication de l’OMD, a interrogé M. Joossens par écrit ; leur entretien est reproduit ci-après.

 

Comment analysez-vous les principales causes du commerce illicite du tabac ?

Ce commerce illicite découle du jeu classique de l’offre et de la demande : la demande des fumeurs en produits du tabac moins chers ou spécifiques, et l’offre de fabricants de tabac qui cherchent à augmenter gains, ventes et parts de marché, ou à pénétrer de nouveaux marchés. Leur travail sera facilité par la corruption, la présence de réseaux criminels et le fait que le gouvernement du pays concerné dispose de faibles capacités de lutte contre la fraude.

La consommation de tabac illicite est liée au prix et à la disponibilité des produits. La demande en produits du tabac illicites est fortement influencée par leur coût réduit, souvent de 30 à 50 % inférieur à celui des produits licites. Il est toutefois essentiel de noter que la solution à ce problème ne consiste pas à réduire le taux d’imposition. Une marge fiscale élevée constitue parfois la motivation initiale de la fraude, mais les données montrent qu’il ne s’agit pas du seul facteur. Les autres facteurs importants sont notamment le coût et la simplicité d’exploitation dans un pays, la participation des milieux commerciaux, la bonne organisation des réseaux criminels, les probabilités de détection, les sanctions en cas de détection, les niveaux de corruption, et bien d’autres.

D’après des estimations réalisées dans 84 pays en 2007, la part du marché des cigarettes illicites est, dans l’ensemble, plus faible dans les pays à revenu élevé que dans les pays à faible revenu. Il s’est avéré que la corruption est un important indicateur du niveau de contrebande du tabac, mais une législation inadéquate, une lutte contre la fraude peu appropriée ou encore la géographie jouent également un rôle en la matière. Le niveau des prix ne présage pas du niveau du commerce illicite.

 

Quelles options politiques recommandez-vous pour réduire le commerce illicite ?

Lutter contre la contrebande, c’est créer des obstacles pour les entreprises illicites. Une combinaison de mesures est à recommander. Au Royaume-Uni, les profits sont élevés, et les obstacles aussi. Si le prix des cigarettes y est l’un des plus élevés au monde, le marché illicite a été ramené de 21 % en 2000 à 9 % en 2012. La stratégie appliquée au Royaume-Uni comprend toute une série de mesures, dont le déploiement de fonctionnaires des douanes supplémentaires, l’augmentation du nombre d’enquêteurs spécialisés et de fonctionnaires chargés du renseignement, des sanctions et des pénalités plus sévères, une campagne de sensibilisation, une législation sur la chaîne logistique, la confiscation des recettes du commerce et la coopération internationale par le biais de fonctionnaires chargés du renseignement à l’étranger.

Le caractère mondial du commerce illicite du tabac et sa nature multiforme appellent une réponse internationale coordonnée et une meilleure régulation mondiale du commerce licite du tabac. Les pays devraient être encouragés à ratifier le Protocole pour éliminer le commerce illicite des produits du tabac (PCI). Négocié en tant que traité complémentaire de la Convention-cadre pour la lutte anti-tabac (FCTC) de l’OMS, ce Protocole comporte trois parties : des mesures visant à contrôler la chaîne logistique, à améliorer la lutte contre la fraude et à renforcer la coopération internationale. Adopté en novembre 2012, le PCI entrera en vigueur le 90ème jour suivant sa 40ème ratification. A ce jour, 54 Parties à la FCTC de l’OMS ont signé le Protocole, et 7 l’ont ratifié.

 

Les cigarettes contrefaites sont l’une des composantes du commerce illicite du tabac. Est-il plus dangereux de fumer des cigarettes contrefaites que des cigarettes authentiques ?

Les cigarettes contrefaites ne sont pas des produits normalisés et uniformes. Elles ne respectent pas de règles particulières et n’obéissent à aucun règlement. Certaines d’entre elles sont fabriquées à partir de tabac de qualité et d’autres peuvent contenir du tabac brut moisi, traité avec du soufre ou de l’urée pour en améliorer l’apparence.

Le fait de prêter attention aux produits chimiques dangereux présents dans les cigarettes contrefaites pourrait laisser à penser que les cigarettes « normales » sont sûres, alors qu’elles tuent la moitié de leurs consommateurs réguliers, contiennent 70 produits chimiques cancérigènes, et sont responsables chaque année de 6 millions de décès prématurés. Tant les cigarettes contrefaites que les cigarettes authentiques sont des produits extrêmement toxiques.

Il n’existe pas de cigarettes « sûres », ni de niveau de tabagisme sûr. En 1989 déjà, le rapport du Directeur du Service de santé publique des États-Unis énumérait quelques-uns des éléments consommés habituellement par les fumeurs de cigarettes authentiques, à savoir : monoxyde de carbone, goudron, argon, nicotine, méthane, acétaldéhyde, acide acétique, cyanure d’hydrogène, acide formique, isoprène, oxydes d’azote, phénols, éthylène, acrylonitrile, glycérol, acroléine, ammoniac, formaldéhyde, benzène, acétylène, styrène, nitrosamines spécifiques du tabac, anthracène, arsenic, cadmium, chrysène, benzopyrène, chlorure de vinyle, et polonium radioactif.

 

S’agissant des législations qui imposent l’emballage neutre (normalisé) de cigarettes, je constate que l’Irlande et le Royaume-Uni ont imité l’Australie en adoptant une telle législation, et que la France est en passe de faire de même. L’OMS a déclaré que « l’introduction d’emballages normalisés pour les produits du tabac constitue une mesure légitime et efficace de lutte anti-tabac » qui est « conforme aux obligations juridiques internationales prévues dans le cadre de la FCTC de l’OMS. » C’est un sujet important pour la Douane, il s’agit notamment de savoir si l’emballage neutre a une incidence sur la perception des recettes et sur le commerce illicite. Quel est votre point de vue ?

L’industrie du tabac a argué que les emballages normalisés allaient entraîner une diminution des prix qui elle-même allait augmenter la consommation de tabac. Toutefois les données recueillies en Australie ne montrent aucune diminution des prix ; l’augmentation des prix s’est plutôt poursuivie, au-delà de l’augmentation des taxes. Une tendance à la consommation de marques moins chères se dessine également, mais qui semble être la continuation d’une tendance actuelle du marché. Les emballages neutres ont été introduits en Australie en décembre 2012. Cette même année, la part de marché des marques de cigarettes haut de gamme était en Australie de 16,9 % et, en mars 2014, après une importante hausse des taxes en 2013, elle était de 15,1 %. La différence n’est pas spectaculaire. Dans de nombreux pays où les cigarettes sont fortement taxées, les paquets économiques se vendent plus facilement et les marques haut de gamme perdent leur part de marché.

En second lieu, l’industrie du tabac a déclaré que les emballages neutres entraîneraient un accroissement du commerce illicite car ils sont plus faciles à copier et à contrefaire. Là encore, les données recueillies à ce jour montrent que le pourcentage de fumeurs consommant du tabac illégal sans marque demeure très faible (consommation régulière de 0,2 % seulement en 2014) et que le commerce des cigarettes contrefaites n’a pas enregistré d’augmentation. En novembre 2013, le gouvernement britannique a commandé une étude indépendante concernant l’incidence des emballages de tabac normalisés sur la santé publique, étude qui a été dirigée par Sir Cyril Chantler. Cette étude a conclu « n’avoir recueilli aucune preuve convaincante laissant à penser que les emballages normalisés entraînent un accroissement du marché illicite. » L’étude de Chantler a déterminé qu’en Australie « pratiquement aucun emballage normalisé contrefait n’a été détecté à ce jour. » En outre, un représentant de l’un des fabricants de tabac a informé l’équipe de Sir Cyril Chantler que son entreprise en Australie avait constaté une diminution des produits contrefaits après l’introduction des emballages neutres dans le pays.

Le Bureau australien des statistiques a, pour sa part, indiqué que le dernier trimestre de décembre 2014 avait enregistré une diminution de 2,9 % de la consommation de tabac, et une réduction de 12,2 % entre décembre 2013 et décembre 2014. Le Service australien de la douane et de la protection des frontières signale dans son dernier rapport annuel (2013-2014) une diminution, entre 2012-2013 et 2013-2014, de plusieurs indicateurs du commerce illicite de cigarettes, y compris la quantité de tabac saisie (ramenée de 183 à 178 tonnes) ; le nombre de cigarettes saisies (ramenées de 200 à 147 millions de bâtonnets) ; et le montant des droits éludés (ramené de 151 à 139 millions de dollars australiens).

 

Que reflète votre analyse au sujet des répercussions des emballages neutres de cigarettes ?

A ce jour, l’expérience australienne est un succès. Le principal objectif était de rendre les produits du tabac moins attrayants, et cet objectif a été atteint. A titre d’exemple, des études réalisées en 2011 et 2013 dans des écoles australiennes auprès d‘élèves de 12 à 17 ans ont montré que, suite à la suppression du marquage sur les paquets et à l’uniformatisation de leur aspect, ils étaient plus nombreux à évaluer négativement les paquets et moins nombreux à les évaluer positivement. Après l’adoption d’une politique exhaustive de lutte anti-tabac, le tabagisme quotidien a été ramené de 15,1 % en 2010 à 12,8 % en 2013. Il n’y a eu ni guerre des prix, ni effondrement des prix, ni perte de parts de marché pour les buralistes, ni augmentation du tabac illicite sans marque, mais, au contraire, une diminution de la contrefaçon de cigarettes.

 

Quelle est votre analyse quant à la possibilité que les emballages neutres renforcent la concurrence des prix entre les vendeurs de tabac, risquant ainsi de faire baisser les prix ? Le cas échéant, quelles mesures devraient prendre les gouvernements dans de telles situations ?

Une guerre des prix n’est pas à exclure car c’est l’industrie du tabac qui fixe les prix. Si elle veut lancer une guerre des prix, personne ne peut l’en empêcher. Dans de nombreux pays, le gouvernement ne peut pas réguler les prix, mais il peut augmenter les taxes pour annuler l’effet de la diminution des prix. Cela ne fera pas augmenter la contrebande pour autant que la lutte contre la fraude fiscale et l’administration fiscale soient renforcées.

 

Du point de vue technique, les emballages neutres sont-ils plus faciles à contrefaire que les emballages normaux ?

Toutes les caractéristiques visibles et tous les paquets sont faciles à contrefaire. La qualité des paquets de cigarettes contrefaits s’est considérablement améliorée depuis les années 90, de sorte qu’il est parfois très difficile de distinguer les paquets contrefaits des paquets authentiques. Dans son rapport de 2015 concernant les emballages neutres, l’Administration des douanes et accises du Royaume-Uni a résumé ses conclusions sur la contrefaçon en ces termes : « actuellement, la qualité des emballages contrefaits va de paquets fabriqués de manière médiocre à des paquets qu’il est pratiquement impossible de distinguer de leurs équivalents authentiques. Toutefois, si l’introduction d’emballages normalisés semble simplifier la tâche des contrefacteurs, les propositions actuelles laissent à penser que les futurs paquets demeureront complexes et présenteront une série de dispositifs de sécurité qui constitueront autant de difficultés pour les groupes criminels organisés, du moins à court terme. » L’introduction d’emballages neutres ne changera rien pour les contrefacteurs.

A propos de Luk Joossens

M. Luk Joossens est un expert international en matière de lutte anti-tabac qui travaille pour la Fondation belge contre le cancer et l’Association of European Cancer Leagues. Il possède une licence en sociologie de l’Université de Leuven (1972) et une Maîtrise en sociologie de la Sorbonne, Paris (1972). Il est l’auteur et le co-auteur de nombreuses publications, évaluées par des pairs, dont notamment plusieurs articles publiés dans la revue Tobacco Control : « From cigarette smuggling to illicit tobacco trade, », « Progress in combating cigarette smuggling: Controlling the supply chain, » et « Cigarette Smuggling in Europe, Who Really Benefits? ». En 2012 il a également rédigé un rapport de l’association Cancer Research UK intitulé « Smuggling, the tobacco industry and plain packs. »