Focus

Renforcer l’intégration pour lutter contre la fraude en matière de transit

15 octobre 2017
Par Giovanni Kessler, Directeur général, Office européen de lutte antifraude, Commission européenne

L’Europe est à un tournant en ce qui concerne la douane. Dans un contexte de mondialisation où la libéralisation des échanges est de plus en plus poussée, le rôle de cette administration est en pleine mutation. Aux quatre coins de la planète, les gouvernements prônent l’abolition des obstacles et la circulation fluide des biens, des services et des personnes au nom de la croissance économique. Or cette demande de plus en plus pressante d’efficacité, de rapidité et de libre circulation des marchandises s’accompagne d’exigences plus strictes que jamais en matière d’identification des voyageurs et du fret.

Quelques chiffres en guise d’illustration: dans le cadre de l’Union douanière européenne, les fonctionnaires de la douane sont présents dans les 400 aéroports internationaux de l’Union européenne (UE), tout au long des 10 000 kilomètres de frontières terrestres à l’est du territoire et dans de nombreux ports importants. Près de 270 millions de déclarations en douane sont traitées chaque année, représentant plus de 3400 milliards d’euros de marchandises.

En présence de tels volumes de marchandises arrivant sur le territoire communautaire et y circulant à tout moment, plusieurs régimes douaniers (dont les régimes de transit) prévoient la suspension temporaire des droits et taxes et permettent aux importateurs de dédouaner leurs marchandises non pas au point d’entrée sur le territoire douanier, mais là où ils le souhaitent. En effet, les droits de douane étant fixés à l’échelle de l’UE, ils ne fluctuent pas d’un État membre à un autre et les importateurs peuvent donc choisir le service douanier avec lequel traiter. Ce choix est d’ailleurs parfaitement légal et valable.

Les fraudeurs exploitent les régimes de transit à leur avantage

Les enquêtes menées par l’Office européen de lutte antifraude (OLAF) ont révélé que le régime de transit est largement utilisé par les fraudeurs pour sous-déclarer des marchandises, privant ainsi le budget communautaire de plusieurs milliards d’euros de recettes.

En 2016, l’OLAF concluait une vaste enquête sur cette pratique. Les enquêteurs de l’OLAF et des analystes ont ainsi pu mettre en lumière un modèle de fraude imaginé par des groupes criminels organisés qui repèrent les ports de l’UE où les contrôles sont les plus laxistes et où ils peuvent sous-déclarer les importations de textile et de chaussures en provenance de la Chine.

Notre enquête nous a permis d’identifier un État membre de l’UE (que nous appellerons le Pays Y) comme étant la principale plaque tournante de ce trafic frauduleux. Les marchandises n’arrivent pas directement dans les deux grands ports du pays. Au contraire, les envois sont généralement acheminés par conteneurs sur des navires qui entrent sur le territoire européen par d’autres ports d’Europe. Les conteneurs, considérés comme étant en transit, sont alors chargés sur des camions et présentés aux services du Pays Y, pour dédouanement.

Économiquement parlant, cette pratique est insensée. La majorité des pays de l’UE jouissent d’excellentes installations portuaires et les expéditeurs chinois n’ont aucune raison logistique d’utiliser un port au Royaume-Uni plutôt qu’un port allemand, par exemple. Les enquêtes menées par les États membres ont d’ailleurs démontré que, dans cette affaire, les marchandises sont acheminées par route vers le Pays Y aux seules fins du dédouanement, avant d’être ensuite transportées vers d’autres États membres.

Le Pays Y semble attirer beaucoup plus de trafic frauduleux que n’importe quel autre État membre de l’UE et ce trafic a augmenté au fil des ans. En effet, ces quatre dernières années, la portion des importations sous-évaluées au Pays Y a augmenté de façon constante par rapport aux échanges licites, pour passer de 32 % en 2013, à 40 % en 2014, 44 % en 2015 et atteindre 50 % en 2016.

Pour déterminer l’envergure du phénomène, l’OLAF a passé au crible les déclarations en douane de toutes les cargaisons de textile et de chaussures importées depuis la Chine entre 2013 et 2016. Un « prix moyen net » a été calculé pour chaque catégorie de textile et de chaussures importée depuis la Chine, sur la base de la valeur de l’ensemble des déclarations à l’importation dans l’UE pendant cette même période.

Une valeur plancher, correspondant à un seuil prudent de 50 % de ce prix moyen, a été fixée comme valeur admissible des déclarations à l’importation dans l’Union européenne. Toutes les déclarations dont la valeur était inférieure à ce taux plancher ont été considérées comme sous-évaluées, sachant qu’à ce niveau de prix, économiquement, le commerce légitime est difficilement viable.

Par exemple, l’OLAF a découvert que des pantalons pour femmes importés de Chine étaient déclarés auprès de la douane du pays Y à un prix moyen de 91 centimes d’euro par kg, alors que, pour la même période, le cours de la seule matière première sur le marché mondial était de 1,44 euro par kg et que la valeur moyenne déclarée dans l’UE pour ces produits se montait à 26,09 euros par kg. L’OLAF a estimé le manque à gagner pour l’UE à près de 1987 milliards d’euros en droits de douane.

L’enquête a également révélé une fraude fiscale à la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) de grande magnitude (près de 3,2 milliards d’euros pour la période allant de 2013 à 2016). Cette fraude porte sur des importations dans le Pays Y sous le régime douanier 42 de l’UE (mécanisme auquel recourt un importateur de l’UE pour obtenir une exonération de la TVA qui s’applique lorsque les marchandises importées sont destinées à être transportées dans un autre État membre). La plupart des envois étaient destinés à d’autres États membres et, dès lors, ce sont principalement les recettes d’États comme la France, l’Allemagne, l’Italie ou l’Espagne qui ont souffert.

Qui plus est, l’enquête de l’OLAF a permis d’établir un lien direct entre, d’une part, la régression des faits de fraude empruntant le même mode opérationnel enregistrés dans les États membres qui servaient de plaque tournante, mais qui ont pris des mesures à l’encontre de telles pratiques, et, d’autre part, une hausse du trafic frauduleux dans le Pays Y. Autrement dit, au fil du temps, les fraudeurs ont transféré leur activité vers le Pays Y, où ils tirent parti d’un régime plus laxiste ou de l’absence de contrôles au point de dédouanement.

Ce transfert s’est opéré en dépit des avertissements répétés adressés par l’OLAF aux autorités douanières du pays Y concernant l’ampleur du phénomène et malgré les efforts faits pour sensibiliser les autorités du pays Y aux pertes ininterrompues de recettes. L’OLAF a également insisté auprès de ces autorités quant à la nécessité d’appliquer des profils de risque à l’échelle de l’UE et d’enquêter sur les réseaux criminels qui sévissent sur son territoire.

Un marché unique exige des contrôles de qualité

Le bon fonctionnement du marché unique européen dépend des contrôles exercés aux frontières extérieures de l’UE. Après leur dédouanement, les marchandises ne sont généralement plus contrôlées, ce qui explique que la piètre qualité des contrôles effectués par le Pays Y sur les marchandises entrant sur le territoire de l’UE grève directement les recettes d’autres États membres. Qui plus est, la sous-évaluation nuit grandement aux activités des producteurs licites de l’UE qui ne peuvent tout simplement pas soutenir la concurrence, ce qui se traduit, tout naturellement, par des pertes d’emploi pour les citoyens de l’UE.

Les contrôles douaniers et la lutte contre la fraude sont des prérogatives des États membres et la plupart prennent cette responsabilité très au sérieux. L’Union douanière européenne compte donc 28 gardiens. La moindre faille, la moindre faiblesse et toute lacune dans notre système douanier seront exploitées par des réseaux criminels bien organisés pour engranger des profits illicites.

La sous-évaluation des marchandises n’est qu’un exemple. L’OLAF a découvert d’autres types de fraude au transit encore plus courants: l’intrusion informatique dans les régimes nationaux de transit, la corruption d’agents des douanes, ou encore le déchargement illégal d’envois scellés avant leur sortie de l’UE.  À l’heure actuelle, n’importe quel importateur peut invoquer les régimes de transit, inconditionnellement et sans contrôle préalable.

Bien que de nombreuses administrations douanières travaillent de manière organisée et en lien les unes avec les autres, les résultats de notre enquête sont clairs: les douaniers doivent accorder une place plus grande à l’évaluation des risques et à l’identification précoce des problèmes potentiels.

Plus d’intégration, moins de fraude

Sachant que le moindre écart de la part des autorités douanières nationales, toute impression de laxisme ou de négligence, sont extrêmement dommageables pour le citoyen européen, la création d’une Douane unique européenne doit être sérieusement envisagée par les États membres de l’UE.

Notre travail à l’OLAF nous amène fréquemment à enquêter au-delà des frontières et nous donne une vision qui dépasse les limites des États membres de l’UE. Il nous a appris que, bien souvent, la coopération s’est avérée insuffisante et que, pour pouvoir lutter contre des réseaux criminels extrêmement organisés, déterminés et débordant de ressources, il faut en arriver à une intégration plus poussée.

Le libre-échange nous ouvre d’énormes perspectives de croissance et de développement, mais cela doit s’accompagner d’une lutte musclée contre la fraude, qui garantisse l’équité d’échanges internationaux licites et sûrs, ainsi que d’une harmonisation des contrôles tout au long des frontières extérieures de l’UE. L’Union douanière européenne ne doit pas présenter de maillons faibles, de failles ou de déséquilibres en matière de contrôle.

L’OLAF est le seul organe de l’UE chargé d’identifier les cas de fraude touchant aux ressources financières de l’UE, d’enquêter sur de tels agissements et d’y mettre fin. Même s’il possède un statut indépendant qui lui permet de mener à bien ses enquêtes, il fait partie de la Commission européenne et est placé sous l’autorité de Günther H. Oettinger, commissaire en charge du budget et des ressources humaines.

Je suis d’avis que, si nous établissons une autorité douanière unique pour l’Union européenne, les citoyens européens et les réseaux criminels sauront à quoi s’attendre: des contrôles uniformes, une évaluation des risques, et une lutte harmonisée contre la fraude. Et finalement, moins de fraude!

 

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Porte parole par intérim: Silvana Enculescu

silvana-andreea.enculescu@ec.europa.eu