Remettre la question des contrôles douaniers dans les zones franches au cœur du débat
16 octobre 2018
Par Mariya Polner, conseillère politique principale, and Satoko Kagawa, administrateur technique, Direction du contrôle et de la facilitation de l’OMDLe commerce a toujours été l’une des expressions de la liberté et du pouvoir. L’idée d’un « port franc » remonte à l’an 167 avant notre ère, lorsque le Sénat romain prit la décision de faire de l’île de Délos un port franc[1]. Les villes-États du début du Moyen Âge, telles que Venise, pourraient être assimilées à ce que l’on entend aujourd’hui par ports francs ou zones franches. Toutefois, il est communément admis que la plus ancienne zone franche dans le sens moderne du terme se trouve à Shannon, en Irlande, où la première Zone de libre-échange (le type de zone franche le plus couramment rencontré) a été établie en 1959.
Trait commun de toutes les zones franches : les avantages qu’elles offrent aux opérateurs économiques. Les zones franches servent de « pôles de croissance » en encourageant les investissements directs étrangers, en particulier en proposant un nombre moindre de règlementation et de paperasserie gouvernementale. Aujourd’hui, il existe plus de 3 000 zones franches dans 135 pays[2]. En un peu plus de 50 ans, elles sont devenues un phénomène mondial et font partie intégrante de la chaîne logistique et de valeur mondiale.
Avec les années, le concept en soi a évolué de manière substantielle, également. L’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE)[3] relève les quatre catégories de zones franches suivantes : les zones de libre-échange, centrées uniquement sur la réexportation des marchandises échangées ; les zones franches industrielles pour l’exportation, conçues pour l’exportation de marchandises avec une importante valeur ajoutée ; les zones économiques spéciales, qui se fondent notamment sur une approche multisectorielle des activités économiques et se centrent tant sur les marchés nationaux qu’étrangers ; et les zones industrielles, qui hébergent des activités économiques spécifiques (comme les télécommunications ou le textile, par exemple). Le Bureau international du travail[4] offre une classification plus détaillée qui inclut, outre les types de zones mentionnés ci-dessus, les ports francs, les zones d’entreprise, les zones de services financiers et les zones technologiques ou science zones.
Si les zones franches sont attrayantes pour les entreprises légitimes, elles attirent tout autant les fraudeurs et les trafiquants. Les organisations criminelles peuvent, en effet, falsifier des documents et exploiter les zones franches pour reconditionner ou ré-étiqueter les marchandises, ou encore y fabriquer et assembler de nouveaux produits. Le transit et le transbordement de marchandises posent le plus grand risque car il devient plus facile pour les réseaux criminels de masquer l’origine et la destination finale des produits en passant par ces zones. Cette dissimulation peut se faire en remplaçant les connaissements une fois les marchandises arrivées dans la zone franche, en changeant les conteneurs et leurs contenus ou, simplement, en envoyant les marchandises vers une destination différente de celle qui a été déclarée. De telles pratiques présentent des risques tant pour le recouvrement des recettes que pour la santé publique et la sécurité.
Les faits de fraude relevés étaient anecdotiques et aucune recherche systématique n’avait été menée jusqu’à cette année, lorsque l’OCDE et l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO) ont publié une étude intitulée Commerce de produits de contrefaçon et zones franches : constats issus de tendances récentes[5], qui se penche sur l’exploitation des zones franches pour le trafic de produits de contrefaçon. En outre, en 2018, l’Economist Intelligence Unit se penche sur la gouvernance des zones franches et publie The Global Illicit Trade Environment Index[6]. Fondés sur des recherches et des études de cas menées dans cinq grandes zones franches, l’Index et l’étude de l’OCDE/EUIPO ont permis d’ouvrir un débat plus que nécessaire et d’attirer l’attention des décideurs politiques du monde entier sur cette importante thématique.
Aujourd’hui, la réputation des industries et des pays dépend de la façon dont leurs zones franches sont gérées. Il n’en va pas seulement de la réputation mais aussi de la sécurité de l’ensemble de la chaîne logistique. À une époque de transparence et de responsabilité civile accrues, il est absolument nécessaire de garantir que l’environnement opérationnel des zones franches soit sûr et sécurisé, que les procédures en soient efficaces et transparentes, que les opérateurs soient respectueux des lois et que les marchandises transitant par les zones franches soient légales.
Dans le cadre actuel, l’adoption et la mise en œuvre du Chapitre 2 de l’Annexe spécifique D de la Convention internationale pour la simplification et l’harmonisation des régimes douaniers (amendée), mieux connue sous le nom de Convention de Kyoto révisée[7] (CKR), constitue la première étape pour garantir des niveaux adéquats de procédures et de contrôles douaniers dans les zones franches.
Convention de Kyoto révisée
Dans l’ensemble, la CKR vise à mettre au point des procédures douanières prévisibles et transparentes fondées notamment sur le recours aux technologies de l’information, sur la gestion des risques, sur une approche coordonnée des contrôles avec les autres agences gouvernementales, et sur des partenariats avec le secteur privé. La CKR se divise en trois parties : le texte de la Convention, l’Annexe générale constituée de dix Chapitres, et dix Annexes spécifiques. Toute l’Annexe générale est exécutoire pour les Parties contractantes et aucune réserve ne peut être émise concernant sa mise en œuvre. Les Annexes spécifiques de la CKR se composent de normes et de pratiques recommandées concernant d’autres aspects des régimes douaniers. Les Parties contractantes peuvent accepter une ou plusieurs des Annexes spécifiques et soumettre également des réserves concernant les pratiques recommandées.
Le Chapitre 2 de l’Annexe spécifique D de la CKR reprend 21 normes couvrant un large éventail de procédures douanières liées au fonctionnement des zones franches. Ce Chapitre définit les zones franches comme « une partie du territoire d’une Partie contractante dans laquelle les marchandises qui y sont introduites sont généralement considérées comme n’étant pas sur le territoire douanier au regard des droits et taxes à l’importation. » À des fins douanières, la dénomination de zone franche se réfère exclusivement au statut des marchandises, c’est-à-dire à l’exonération de droit ou d’impôt. Cette définition, entendue de manière plus large, laisse supposer que toutes les activités douanières non tarifaires, comme les fonctions de contrôle aux frontières, dont les inspections et les saisies, devraient être préservées et rester d’application. Or, il existe différentes interprétations de cette définition puisque certains pays en déduisent que ces zones restent totalement « en dehors du territoire douanier ».
Selon la configuration institutionnelle de la zone franche, le champ d’application et le degré des contrôles douaniers sur les marchandises introduites et sur les opérations économiques menées dans ces zones varient considérablement d’un pays à l’autre. De ce point de vue, la norme 4 de l’Annexe spécifique D revêt une importance particulière parce qu’elle stipule que la douane « a le droit d’effectuer à tout moment un contrôle des marchandises détenues dans une zone franche. » La pratique recommandée afférente indique que la douane procède au contrôle des marchandises et des opérations dans la zone franche pour des raisons fondées sur des considérations de moralité ou d’ordre publics, de sécurité publique, d’hygiène ou de santé publiques, ou sur des considérations d’ordre vétérinaire ou phytosanitaire. Les fonctions de contrôle ne devraient pas être négligées même si le contrôle est exercé par un autre service au nom de la douane.
La norme 4 doit être interprétée en regard de la norme 3 qui stipule que « la douane énonce les conditions d’exercice du contrôle de la douane, y compris les exigences en matière de conception, construction et aménagement des zones franches ». La coopération des autorités douanières dans les étapes les plus précoces de l’élaboration du concept de zone franche est nécessaire pour garantir la sûreté et la sécurité dans cette même zone.
Les contrôles douaniers dans les zones franches sont plus souples que ceux menés dans le cadre, par exemple, du régime de l’entrepôt de douane, et ils se centrent principalement sur les documents pertinents afin de vérifier que les personnes introduisant des marchandises dans la zone maintiennent les registres à jour concernant les marchandises (en utilisant soit des registres spéciaux, soit des déclarations pertinentes ou encore des systèmes électroniques), afin que la circulation de biens dans la zone franche et en dehors puisse être contrôlée. Néanmoins, la douane a le droit de mener des contrôles aléatoires des marchandises à tout moment afin de garantir qu’elles soient comptabilisées de manière satisfaisante, qu’elles soient soumises à des opérations autorisées uniquement et qu’aucun produit non autorisé ne soit introduit ou retiré. Aux fins de l’efficacité, les contrôles douaniers devraient se fonder sur un système de gestion des risques tel que prévu par la CKR.
L’Annexe spécifique D doit être lue ensemble avec les autres dispositions de la CKR relatives à l’origine des marchandises et aux régimes douaniers tels que le transit et le transbordement, régimes qui sont souvent exploités par les contrebandiers et les organisations criminelles à leur avantage. L’origine (couverte par l’Annexe spécifique K de la CKR) est utilisée non seulement pour calculer les taux de droit et les contingents mais aussi comme indicateur de risque par les autorités douanières. Ainsi, les « modifications » de l’origine constitue un défi pour les douanes. Les régimes de transit et de transbordement (couverts par l’Annexe spécifique E de la CKR) posent un risque élevé, en particulier parce que ces procédures peuvent être utilisées pour masquer le pays d’origine ou pour introduire des marchandises sur des territoires douaniers où l’application de la loi aux frontières pourrait être peu rigoureuse pour les produits transbordés ou en transit.
Aujourd’hui, la CKR compte 115 Parties contractantes mais très peu ont adhéré à l’Annexe spécifique D. D’autres configurations existent : un petit nombre de pays n’ayant pas ratifié la Convention est en conformité avec les normes et pratiques recommandées, dont, parfois, celles couvertes par l’Annexe spécifique. Certains pays, encore, refusent d’appliquer les prérogatives douanières aux marchandises dans les zones franches, ce qui aboutit à une érosion des régimes douaniers et des fonctions de contrôle et ouvre la voie au commerce illégal.
Prochaines étapes
Tandis que de plus en plus d’administrations douanières sont prêtes à entamer un dialogue constructif sur cet épineux sujet, il paraît nécessaire de mener une discussion approfondie afin de trouver des solutions et peut-être aussi de revoir les instruments existants de l’OMD, voire d’en élaborer de nouveaux. Les contributions et les meilleures pratiques des Membres seront recueillies lors des discussions qui se tiendront dans les organes de travail de l’OMD et à travers une enquête en ligne. Des recherches supplémentaires seront entreprises, dont un travail de terrain dans les zones franches établies dans différentes régions.
Cet exercice sera une réelle opportunité pour les administrations des douanes et d’autres parties prenantes d’identifier les procédures et d’explorer les mécanismes de contrôle modernes et efficaces, notamment le déploiement de solutions informatiques et de technologies d’inspection visant à combler les lacunes existantes. La participation active des douanes et d’autres parties prenantes dans ce processus permettra d’élaborer un cadre réglementaire durable qui bénéficiera du soutien de toutes les parties intervenant dans la configuration, la gouvernance et le fonctionnement des zones franches et dont les dispositions seront dès lors appliquées par tous.
En savoir +
enforcement@wcoomd.org
Références
[1] Zarmakoupi, Mantha (2013), “The City of Late Hellenistic Delos and the Integration of Economic Activities in the Domestic Sphere”, CHS Research Bulletin 1, n° 2.
[2] Akinci, Gokhan and James Crittle (2008), “Special economic zones: performance, lessons learned, and implication for zone development”, Foreign Investment Advisory Service (FIAS) occasional paper, Washington, DC: Banque mondiale.
[3] OCDE (2009), “Zones franches : coûts et avantages”, OCDE Observateur n° 275, novembre 2009.
[4] Bureau international du travail (2003), « Emploi et politique sociale dans les zones franches d’exportation (ZFE) », GB 286/ESP/3, mars 2003, Genève.
[5] Titre du document de synthèse. Cfr OECD/EUIPO (2018), Trade in Counterfeit Goods and Free Trade Zones: Evidence from Recent Trends, OECD Publishing, Paris/EUIPO, pour le document intégral en version anglaise uniquement, à l’adresse http://www.oecd.org/governance/trade-in-counterfeit-goods-and-free-trade-zones-9789264289550-en.htm
[6] The Economist Intelligence Unit (2018), The Global Illicit Trade Environment Index, à l’adresse : https://www.eiuperspectives.economist.com/sites/default/files/Illicit%20Trade%20WHITEPAPER%20(19%20June%202018).pdf>
[7] OMD (2006), Convention internationale pour la simplification et l’harmonisation des régimes douaniers (amendée), disponible sous : http://www.wcoomd.org/fr/topics/facilitation/instrument-and-tools/conventions/pf_revised_kyoto_conv.aspx