Le massacre des éléphants se poursuit : que faire pour enrayer le risque croissant d’extinction ?
3 juin 2015
Le braconnage des éléphants et le trafic international d’ivoire mettent en péril l’existence de cette espèce animale remarquable. En l’absence d’un plan d’action commun et de techniques innovantes pour mettre fin à ce massacre alimenté par la cupidité humaine, l’éléphant est menacé d’extinction. Or, il est encore possible de protéger les éléphants du destin qu’ont connu des animaux comme le mammouth et le mastodonte avant eux.
Si la lutte contre le braconnage des éléphants fait généralement partie des compétences des services en charge de la protection de la faune et de la flore sauvages, les efforts contre le commerce international d’ivoire, interdit par la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES), relèvent principalement du ressort des administrations douanières.
Or, selon une étude de l’OMD, bien que la lutte contre le trafic d’espèces sauvages figure dans le programme de certaines administrations, elle n’est souvent pas considérée comme une grande priorité et consiste trop souvent encore à effectuer des contrôles réguliers à la frontière, plutôt qu’à entreprendre des enquêtes. [Han, Chang-Ryung (2014), « Étude relative à la perception du commerce illégal d’espèces sauvages par les administrations douanières », document de recherche de l’OMD n°34, Bruxelles].
Autre défi à relever pour les administrations douanières : réduire le lien entre la corruption et le commerce illicite d’espèces sauvages. Comme pour d’autres types de trafic, la contrebande d’espèces sauvages est en effet facilitée, dans certains cas, par des fonctionnaires corrompus. Consciente de cette réalité, l’OMD a intégré des activités anticorruption dans ses programmes d’assistance à la lutte contre le crime environnemental.
Afin de réduire le nombre d’éléphants tués, il faut nécessairement publier et communiquer des données objectives qui montrent, de façon empirique, l’étendue de la catastrophe. De telles recherches ont été menées par le Dr George Wittemyer de la State University du Colorado avec plusieurs autres collègues, et ces travaux ont été publiés par Peter M. Kareiva de l’organisation de protection de l’environnement américaine Nature Conservancy [Wittemyer, G., J.M. Northrup, J. Blanc, I. Douglas-Hamilton, P. Omondi et K.P. Burnham (2014), « Illegal killing for ivory drives global decline in African elephants », PNAS, 111:13117-13121].
Le chercheur a récemment été interviewé par Robert Ireland, chef de l’Unité recherche et communication de l’OMD.
Quelle est la situation actuelle des éléphants sauvages d’Afrique ?
La situation est peu reluisante, comme nous l’avons mentionné dans notre étude de 2014 intitulée « Le commerce illicite d’espèces sauvages a atteint des niveaux alarmants à l’échelle mondiale, en éradiquant les populations d’espèces rares ». Nous avons cependant dénombré des cas où le phénomène de braconnage s’est renversé ou a été réduit. Ces succès doivent être reproduits afin de mettre fin au carnage auquel les éléphants sont soumis actuellement dans la majeure partie de leur aire de répartition.
Un des défis pour les administrations douanières consiste à mesurer le volume du trafic et à évaluer l’impact des programmes de dissuasion. Votre recherche a opté pour une démarche empirique dans le but de mesurer le nombre d’éléphants d’Afrique abattus de manière illicite. Comment avez-vous procédé ?
Il est essentiel de pouvoir mettre un chiffre sur le braconnage pour la préservation de l’espèce et pour des questions d’ordre sociopolitique. Mais, comme chacun le sait, la tâche est très difficile. Nous avons associé le suivi à long terme des carcasses trouvées sur le terrain avec les données démographiques à petite échelle provenant d’une population d’éléphants d’Afrique de Samburu au Kenya, et cela afin de distinguer les morts naturelles des morts d’origine illicite. Nous avons ensuite élargi notre cadre analytique pour établir les taux d’abattage illicites et les tendances démographiques des éléphants à l’échelle régionale et continentale en recourant aux données sur les carcasses collectées par un programme de la CITES appelé « Monitoring the Illegal Killing of Elephants » ou MIKE. Ce système de suivi fournit des données très utiles concernant les causes relatives de mortalité sur des sites spécifiques. En ajoutant ces données au taux de mortalité naturelle des éléphants, on peut en déduire le taux global d’évolution de la population.
Bien que ce travail nous donne une idée de la situation des éléphants dans leur milieu, il n’offre pas, au final, une vision plus globale du trafic ni de la consommation d’ivoire illicite. Or, il est essentiel de connaître ces deux éléments pour résoudre le problème. Un schéma de modélisation innovant mis au point par l’organisation non-gouvernementale TRAFFIC avec des universités se base sur les saisies d’ivoire effectuées par les autorités portuaires et les administrations douanières pour nous donner une idée des itinéraires et des destinations du trafic d’ivoire. Ce travail s’est avéré très important dans l’identification des principaux ports de sortie empruntés par l’ivoire pour quitter le continent africain ainsi que des principaux ports de destination. Voilà qui peut véritablement nous aider à cibler nos interventions contre ce trafic.
Pouvez-vous nous en dire plus sur l’ampleur du braconnage ?
Notre recherche a indiqué que les niveaux d’abattage illicite des pachydermes étaient intenables entre 2010 et 2012, avec une augmentation d’environ 8 % en 2011, ce qui veut dire que, selon nos estimations, quelque 40 000 éléphants ont été abattus de façon illicite et que la population s’est probablement réduite de 3 % cette année-là. Si l’année 2011 nous avait semblé particulièrement meurtrière, les données de 2013 indiquent que l’abattage illicite se poursuit à un rythme intenable.
Cependant, l’abattage illicite ne se produit pas de manière égale sur tous les sites. Au contraire, certaines populations sont éradiquées rapidement pendant que d’autres enregistrent une croissance solide. Cette différence nous empêche de donner des chiffres précis. Toutefois, les résultats que nous avons obtenus indiquent qu’environ 70 % des populations d’éléphants étaient en déclin pendant la période considérée et il est probable que ces populations aient été exterminées ces dernières années.
Quelles sont les raisons principales du braconnage d’éléphants et de l’exportation illicite de leur ivoire ?
Au vu des données provenant des saisies, il est évident que les principales destinations sont la Chine et la Thaïlande. Cependant, il est difficile de déterminer l’utilisation principale de cet ivoire. Les recherches ont montré une utilisation significative de l’ivoire pour les sculptures et les colifichets. Des études plus récentes montrent que l’ivoire est utilisé dans des sculptures artistiques haut de gamme ou encore comme valeur refuge.
Par rapport à ce dernier point, une étude récente menée par les chercheurs Esmond Martin et Lucy Vigne a fait état d’un commerce croissant de défenses d’ivoire non transformées plutôt que de défenses sculptées. Cette même étude a montré que le prix de l’ivoire a triplé en Chine ces quatre dernières années, ce qui est effrayant vu le niveau de pression que connaît l’Afrique depuis une dizaine d’années.
Au-delà de la disparition de ces magnifiques créatures, quels sont les enjeux ?
D’un point de vue écologique, les éléphants sont une espèce fondamentale, c’est-à-dire que leur présence a une incidence disproportionnée sur d’autres espèces. Ils représentent un dispersant essentiel de graines, ce qui influence la densité de plantation et empêche que les prairies ne soient envahies par la brousse et la forêt. Nous appelons les espèces jouant un tel rôle critique « les ingénieurs de l’écosystème ».
Leur disparition massive modifie la dynamique écologique, change la composition des espèces et a des répercussions sur les pratiques d’élevage dans des zones très vastes. La disparition des éléphants peut en effet exiger de plus nombreux défrichements par le feu de la part des bergers en vue de contenir l’avancée de la brousse, ce qui modifie les cycles du carbone.
De plus, les répercussions socio-économiques sont significatives car les éléphants constituent un formidable atout touristique dans de nombreux pays africains où le tourisme est un des premiers secteurs qui contribuent au produit intérieur brut. Les éléphants représentent également un élément essentiel des initiatives communautaires de préservation qui favorisent le développement de communautés rurales qui seraient, sans cela, marginalisées.
Quelles stratégies encouragez-vous afin de réduire le braconnage ?
L’ensemble de la communauté qui travaille à la préservation de la nature s’accorde sur la nécessité d’adopter une démarche sur trois fronts : lutte contre le braconnage sur le terrain, lutte contre le trafic d’ivoire et réduction de la demande. Chacun de ces axes requiert des solutions innovantes qui soient appliquées avec efficacité et nous disposons d’exemples fructueux qui peuvent être reproduits et élargis.
Quelles stratégies conseilleriez-vous aux administrations douanières pour décourager le trafic d’ivoire ?
Evidemment, l’accès à des renseignements fiables est essentiel à une intervention réussie de la douane et les activités de renseignement devraient être renforcées autant que possible. Toutefois, nous devons également trouver de nouvelles solutions pour l’inspection massive de fret et l’identification d’envois suspects en fonction des informations soumises – type de marchandises, origine et destination. De plus, il faut aussi s’attacher à dissuader les fonctionnaires de rentrer dans des pratiques de corruption et de collusion, et s’attaquer à ces problèmes dès qu’ils surgissent.
Une fois qu’un douanier saisit des défenses d’éléphants, les points de vue divergent quant à l’action que les gouvernements devraient entreprendre. Ces derniers optent de plus en plus pour la destruction des réserves par incinération ou broyage plutôt que pour le stockage. L’une des raisons avancées est qu’il faut réduire l’offre. De plus, une telle politique permet d’éviter d’avoir à gérer les réserves d’ivoire confisqué, qui font l’objet de vols de temps à autre. À votre avis, que devraient faire les gouvernements de ces saisies d’ivoire ?
Comme pour toutes les marchandises illicites saisies, cet ivoire devrait être détruit. Cela permettrait de dissiper la crainte que les douanes ne se retrouvent dépassées par le problème au lieu de faire partie de la solution. Comme vous le faites remarquer, l’ivoire saisi a parfois disparu et il est probablement entré à nouveau sur le marché illicite.
J’ai cru comprendre que vous étiez au Kenya récemment. Je garde encore le souvenir doux-amer de ma visite en 2006 dans une réserve pour éléphants orphelins au Kenya. Pouvez-vous nous parler un peu de votre mission dans ce pays ?
Je fais partie de Save the elephants, une organisation sans but lucratif dont le siège se situe au Kenya. Nous menons une série de projets dans toute l’Afrique essentiellement dans les domaines de la lutte contre le braconnage, de la lutte contre le trafic d’ivoire et de la réduction de la demande. Le but de mon tout dernier voyage au Kenya était de travailler sur notre projet de suivi à long terme de chaque éléphant de Samburu. Ce projet sert de catalyseur pour de nombreuses actions, tant scientifiques que politiques, visant à mettre fin à cette « crise » des éléphants.
J’ai eu bien sûr l’occasion de passer voir les éléphants que nous suivions de près depuis 18 ans, mais j’ai également pu rencontrer des collègues dans le but de faire avancer nos efforts. Entre autres initiatives, nous avons lancé un projet qui nous permettra de suivre des éléphants que nous aurons équipés d’un collier par un dispositif radio. J’ai bon espoir que ce projet contribue à enrichir nos connaissances sur les populations d’éléphants.
En savoir +
www.pnas.org/content/111/36/13117
Le Dr George Wittemyer est professeur en biologie de la conservation à la State University du Colorado, président du Comité scientifique de Save the elephants et conseiller auprès du Kenya Wildlife Service. Il a obtenu son doctorat à l’Université de Californie (Berkeley).