Utiliser les données ouvertes pour lutter contre les réseaux criminels transnationaux
14 février 2016
Par Varun Vira and Jessica Hansen, C4ADSL’environnement sécuritaire mondial s’est transformé ces dix dernières années, permettant à des États nations peu scrupuleux, à des organisations terroristes notoires et à de violents groupes criminels d’opérer à une échelle transnationale. Ces acteurs illicites se sont profondément incrustés dans les systèmes internationaux de la finance, du commerce et des transports, menaçant gravement les fondements de la paix et de la prospérité mondiales. Cet article présente la méthode appliquée par C4ADS qui consiste à analyser des données non classées pour mettre en lumière le mode de fonctionnement des réseaux illicites et ainsi permettre aux autorités chargées de faire respecter les lois, aux entreprises de logistique et aux institutions financières d’agir contre le crime transnational organisé.
La nouvelle génération d’acteurs illicites est interconnectée, mondialisée et extrêmement habile avec les technologies. Les responsables de la prolifération nucléaire ont, par exemple, tissé des liens complexes avec des intermédiaires et des sociétés écrans pour échapper aux sanctions internationales, et les États parias utilisent le même type de réseaux pour armer et équiper leurs alliés dans le monde entier. Parallèlement, des organisations terroristes internationales et autres responsables d’atrocités gèrent des empires commerciaux de plusieurs milliards de dollars, écoulant leurs recettes via les pays occidentaux.
La mondialisation, et l’accès sans précédent à l’information et à la technologie qui a suivi, ont été propices à ces réseaux illicites. Toutefois, les responsables politiques et les entités chargées de faire respecter les lois peuvent aussi, de leur côté, profiter de ce même accès, qui a ouvert la voie aux criminels, pour stopper ces derniers dans leur ascension et mettre un coup d’arrêt à leurs opérations. Les archives publiques mondiales numérisées, les sources d’information multilingues, et les moyens de communication à la disposition de tous depuis les régions les plus reculées du monde, génèrent une masse d’informations qu’il s’agit désormais d’examiner pour obtenir des résultats concrets.
Or, la recherche de renseignements en vue d’une action en justice n’est plus l’apanage des organisations gouvernementales et une nouvelle génération d’institutions, axées sur la technologie, souples et tirant parti de l’innovation, a émergé pour répondre aux exigences d’un climat sécuritaire en pleine mutation. C4ADS est une organisation à but non lucratif, spécialisée dans l’analyse de sources de données ouvertes portant sur les personnes qui animent ou facilitent les réseaux illicites et les dynamiques de conflit. En utilisant des technologies de pointe pour gérer, intégrer et examiner les données de différentes langues, provenant de différentes sources et régions, C4ADS réalise une analyse indépendante et factuelle sur toute une série de menaces au titre desquelles figurent le financement du terrorisme, le blanchiment d’argent fondé sur les transactions commerciales, le trafic d’armes, la criminalité environnementale et l’identification d’avoirs volés par des gouvernants kleptocrates.
Notre expérience nous a permis d’éclairer les principes fondamentaux devant soutenir toute enquête menée à partir de sources de données ouvertes. Premièrement, pour enquêter sur des entreprises illicites, il convient de bien comprendre l’économie internationale, les marchés et les institutions financières que ces acteurs cherchent à exploiter. La consultation des répertoires d’entreprises, des registres fiscaux, des mandats immobiliers, des documents des tribunaux, des registres de propriété intellectuelle et des bulletins officiels d’annonce de marchés publics de différentes régions sont autant de données qui, traitées avec une méthode d’analyse adaptée, peuvent révéler la présence d’entreprises financières illicites de grande envergure.
Deuxièmement, les analystes qui travaillent sur les réseaux illicites doivent être, eux aussi, organisés mondialement. Il s’agit de réunir des analystes de langues différentes et opérant dans des régions diverses, pouvant s’échanger des informations sur des enquêtes en apparence séparées. En confrontant les données de sources ouvertes aux connaissances locales, on observe souvent une forte convergence entre des marchés illicites verticaux.
Troisièmement, pour gérer efficacement les volumes élevés et les innombrables variétés de données, une technologie de pointe s’impose. Les outils d’analyse des réseaux, tels que ceux développés par Palantir Technologies, permettent de structurer les données et d’identifier rapidement les tendances et de visualiser les liens entre personnes/entreprises/affaires. En traitant les mégadonnées via des plates-formes d’analyse, des programmes de modélisation géospatiale et des outils statistiques, il est possible de les rendre facilement compréhensible.
Les avantages des données ouvertes ont été clairement démontrés dans plusieurs enquêtes qui ont permis de poursuivre des caïds du trafic de drogue, des trafiquants exploitant l’environnement et des professionnels facilitant le blanchiment d’argent. Il s’est avéré que ces acteurs illicites avaient les moyens de changer rapidement leurs méthodes et leurs procédures pour ne pas être détectés. Les institutions privées qui luttent contre ces entreprises criminelles doivent donc faire preuve de la même flexibilité, et celles qui parviennent à se soustraire à des contraintes bureaucratiques sont les mieux à même de répondre et de s’adapter rapidement aux évolutions perpétuelles des réseaux illicites.
Les réseaux de criminalité environnementale inquiètent de plus en plus la communauté internationale : d’après les derniers chiffres publiés par le Programme des Nations Unies pour l’environnement, le commerce illicite de produits de l’environnement générerait chaque année 100 milliards de dollars de recettes, l’essentiel provenant du commerce de l’ivoire.
C4ADS gère l’une des bases de données les plus complètes du monde sur les saisies d’ivoire. Plus de 900 saisies y ont été enregistrées entre 2009 et 2015, ainsi que 20 000 individus et entités impliqués dans ce trafic. Intégrée dans la plate-forme d’analyse Palantir, utilisée par différents services de renseignement, de défense et de répression, cette base de données est structurée de manière à pouvoir identifier et suivre facilement les nouvelles tendances et les nouveaux réseaux au fil du temps. Chacune des entités enregistrées est largement documentée avec des renseignements de qualité comme des connaissements, des communiqués de presse douaniers, des documents judiciaires et des extraits de registres du commerce et de registres fiscaux pour les entités associés à une affaire de trafic spécifique. En structurant ces données, nous sommes capables de fournir aux services de lutte contre la fraude une analyse pertinente et pratique. Les analystes peuvent non seulement suivre les tendances mais aussi établir des cartes des réseaux criminels transnationaux, avec leur évolution, à partir desquelles les services douaniers pourront affiner leurs processus de ciblage.
En 2015, deux importantes saisies d’ivoire en Asie du Sud-Est ont montré comment des données structurées pouvaient aider la douane à affiner ses contrôles. L’enquête qui a suivi a révélé l’existence d’un réseau transnational de trafic d’ivoire, identifié suite à cinq saisies de 13 tonnes au total dans plusieurs pays. Les deux chargements de 2015, pourtant sans lien apparent entre eux, avaient été déclarés comme contenant des feuilles de thé, exportées par la même entreprise, et expédiés à partir du port de Mombasa au Kenya. Cette entreprise, utilisée comme société écran, était en relation avec plusieurs transitaires, transporteurs, exportateurs et individus soupçonnés d’avoir facilité la circulation d’au moins trois autres chargements d’ivoire non saisis.
L’enquête a identifié plusieurs lacunes, ce qui a aidé les fonctionnaires des douanes à renforcer leurs protocoles de ciblage. Tout d’abord, au moment de l’exportation, les chargements censés contenir des feuilles de thé n’avaient pas subi de contrôle poussé au port de Mombasa, ceci pour accélérer les livraisons, le thé étant l’un des principaux secteurs d’activité du Kenya. Les trafiquants non seulement étaient au courant de cette faille mais l’ont largement exploitée. Celle-ci a été comblée après les saisies, mais une analyse équivalente pourrait aussi aider à déceler d’autres faiblesses dans les opérations portuaires.
Ensuite, le véhicule qui avait livré les conteneurs d’ivoire au port de Mombasa avait déjà transporté de l’ivoire à Mombasa en 2013. Ce véhicule était connu des autorités kenyanes mais ne figurait pas sur la liste de surveillance du port : preuve qu’il faudrait peut-être comparer et mettre à jour plus régulièrement les listes du gouvernement et celles de la douane.
Enfin, le destinataire a changé plusieurs fois après l’exportation. Les conteneurs étaient initialement destinés à Dubaï et n’avaient donc pas subi le contrôle poussé habituellement effectué les départs vers l’Asie de l’Est. La destination avait été modifiée plusieurs fois et le chargement a finalement abouti au Vietnam. Les changements de destination pendant le trajet servent souvent à brouiller les cartes.
Ces multiples indicateurs, s’ils avaient été identifiés comme tels, auraient pu alerter la Douane de Dubaï de l’arrivée d’un chargement illicite. L’analyse des saisies et des mécanismes utilisés permet de dégager les grandes tendances du trafic de l’ivoire et les douanes pourraient, à l’avenir, renforcer leurs mesures de contrôle pour les principaux ports et entités à haut risque.
D’autres enquêtes montrent à quel point les organisations criminelles transnationales ont intégré leurs activités dans le système commercial licite. En 2015, nous avons enquêté sur un réseau financier basé en Afrique de l’Ouest, supposé lié au terrorisme. Ce réseau blanchissait de l’argent via des transactions commerciales, en ayant recours à des institutions financières faisant l’objet de sanctions, et en passant par des sociétés faisant le commerce de voitures d’occasion et des entreprises d’import-export détenues par plusieurs piliers connus du trafic de drogue en Afrique de l’Ouest.
À partir de documents publics, C4ADS a remonté la filière et identifié les structures juridiques des bénéficiaires. Il s’est avéré que plusieurs sociétés de ce réseau avaient les mêmes dirigeants et actionnaires et travaillaient avec des entités ayant fait l’objet de sanctions. Ces entités étaient non seulement des points de convergence importants pour des activités finançant le terrorisme, mais plusieurs avaient les mêmes adresses que des entreprises entretenant des relations commerciales avec les États-Unis. Ce réseau a révélé un tissu mondial d’entreprises dirigeant plusieurs types d’opérations illicites : trafic de drogue, blanchiment d’argent et fraude électronique.
Les rapports que C4ADS a pu établir entre des entités connues finançant le terrorisme et des schémas de blanchiment d’argent via des sociétés faisant le commerce de voitures d’occasion ont permis d’engager des mesures de répression. Les liens établis entre ces entités connues et les entreprises en relation commerciale avec les États-Unis sont la preuve que ni les institutions financières les plus surveillées du monde ni les douanes ne sont pas à l’abri d’une exploitation de leur activité par des criminels et que l’analyse des sources de données ouvertes pourrait leur être extrêmement bénéfique.
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