De la « valeur » de la coopération – quelques réflexions sur l’évaluation en douane et sur la contribution du secteur privé
21 octobre 2020
Par Tom Voege, Chambre de commerce internationale (ICC)La Chambre de commerce internationale (ICC) et l’OMD partagent une longue histoire de coopération étroite dans le domaine de l’évaluation en douane. En tant que représentante institutionnelle de plus de 45 millions d’entreprises situées dans plus de 100 pays, l’ICC participe depuis 1979 aux réunions du Comité technique de l’évaluation en douane en qualité d’observateur. Durant toutes ces années, les observateurs de l’ICC ont eu l’occasion d’intervenir aux sessions du Comité, pour expliquer certains aspects des pratiques commerciales qui ont une influence sur l’évaluation en douane, et d’entretenir un dialogue avec les représentants des douanes sur certaines questions spécifiques. Dans le présent article, l’ICC revient sur quelques-uns des défis et des problèmes que suscite la mise en œuvre des règles d’évaluation, soulignant en passant l’importance des travaux du Comité technique.
En cette ère où le commerce ne cesse de gagner en complexité et où naissent de nouveaux modèles industriels, les opérateurs commerciaux recherchent un système juste, uniforme et neutre pour l’évaluation des marchandises importées. Du plus petit « micro-opérateur » à la plus grande multinationale, toutes les entreprises commerçant à l’international ont besoin de certitude et de prévisibilité. Ces conditions sont remplies au mieux lorsque les règles du commerce, telles que celles de l’évaluation en douane, sont clairement comprises. C’est à ce niveau qu’interviennent les orientations et éclaircissements apportés par les instruments du Comité technique sur l’évaluation en douane.
L’ICC est consciente que la responsabilité de la mise en œuvre effective de l’Accord de l’OMC sur l’évaluation n’incombe pas uniquement aux administrations des douanes mais qu’elle revient aussi aux opérateurs du secteur privé, qui sont appelés à concevoir, ensemble avec les douaniers, des orientations concernant les pratiques commerciales émergentes. Les objectifs de l’Accord et les pratiques commerciales sont généralement alignés. Cet alignement s’inscrit dans la logique du préambule de l’Accord et de son engagement à faire en sorte que l’évaluation en douane des marchandises importées soit établie sur des critères simples et équitables, compatibles avec la pratique commerciale. De grands progrès ont été réalisés pour la mise en œuvre effective et harmonisée de l’Accord. Toutefois, de nombreux défis persistent et de nouveaux problèmes se posent constamment comme résultat direct de l’apparition de nouvelles pratiques commerciales.
Prix de transfert
Au cours des 15 dernières années, des efforts concertés ont été déployés par le secteur privé, l’OCDE, le CTED et les autorités douanières de nombreux États membres en vue d’examiner le lien entre la détermination des prix de transfert à des fins fiscales et l’évaluation en douane entre parties liées. Nous sommes fiers d’avoir participé aux travaux du Comité technique en présentant la perspective du secteur privé lors de ces discussions, qui sont encore en cours, du reste. Ces efforts ont notamment abouti à l’adoption du commentaire 23.1 et des études de cas 14.1 et 14.2.
Le présent numéro de l’OMD Actualités inclut un article couvrant l’importante question des prix de transfert de manière plus détaillée. Nous nous limiterons ici à citer quelques-uns des défis qu’il nous reste à relever, comme par exemple :
- le rapprochement des ajustements de prix après déclaration découlant d’un accord de prix préalable[1] ou d’une étude sur la détermination des prix de transfert en vue de faire rapport de la valeur transactionnelle correcte et le traitement de tout paiement supplémentaire ou de tout remboursement des droits correspondant.
- la différence de portée entre les analyses des prix de transfert et l’évaluation en douane dans le cadre d’une transaction d’importation, fondée sur le prix effectivement payé ou à payer lors d’une vente unique à l’exportation.
- l’utilité des études sur les prix de transfert dans les recherches menées aux fins de l’évaluation en douane. Par exemple, lors de l’examen des circonstances de la vente, la pratique normale de fixation des prix dans la branche d’activité concernée devrait-elle être définie de manière stricte, par secteur de produits, ou sur une base fonctionnelle fondée sur la similarité ?
Les ajustements prévus par l’article 8
Tant les opérateurs commerciaux que les douanes doivent fréquemment rendre compte d’ajustements au prix effectivement payé ou à payer par application de l’article 8 de l’Accord. L’une des tendances constatées au niveau du commerce au cours des décennies qui ont suivi l’entrée en vigueur de l’Accord sur l’évaluation en douane a été une fragmentation croissante des différentes procédures et fonctions entrant en ligne de compte dans le développement, la fabrication et la vente de produits. Cette tendance crée des situations qui sont bien plus susceptibles de soulever des questions complexes en lien avec les ajustements prévus par l’article 8.
Certaines entreprises continuent d’assumer toutes ces fonctions en interne, au sein d’une structure d’entreprise intégrée verticalement. Cela dit, elles sont de plus en plus nombreuses à s’engager sur la voie d’une fragmentation de leurs activités entre différentes entités commerciales, à qui elles « externalisent » une ou plusieurs fonctions essentielles dans le cadre du processus qui conduit à la vente et à l’importation de marchandises. Parmi ces fonctions, citons plus spécifiquement :
- la recherche et le développement ;
- la propriété intellectuelle, telle que les marques de commerce ou les brevets ;
- l’approvisionnement en matières et la supervision corollaire des sous-traitants ;
- la fabrication ;
- la vente et la commercialisation.
Certaines de ces entités sont liées à la société-mère, ce qui peut donner lieu à des prestations tombant dans le domaine des prix de transfert. Mais l’externalisation de ces fonctions spécialisées pose presque toujours des problèmes potentiels au titre de l’article 8, même si la société a recours à des tiers pour la sous-traitance. Par exemple, un intermédiaire qui fournit des services d’approvisionnement en matériaux pourrait être un commissionnaire de vente, un commissionnaire d’achat ou un opérateur indépendant agissant pour son propre compte – chaque cas aura une conséquence différente sur l’évaluation en douane.
Il y a aussi la question des apports imposables[2] qui se pose invariablement lorsque la fabrication à façon est confiée à un sous-traitant. En d’autres termes, il est essentiel de se poser la question : « L’acheteur a-t-il directement ou indirectement fourni l’un ou l’autre élément potentiel défini comme un apport imposable au fabricant, sur la base d’une valeur de libre concurrence ou sur la base d’une valeur en dessous de la valeur du marché ? ».
Enfin, malgré la publication de l’avis consultatif 4.15 et du commentaire 25.1, l’un des problèmes actuels les plus accablants est le manque de consensus, voire la division naissante entre les pays, concernant la signification à donner à la notion de condition de la vente pour déterminer la nature imposable d’une redevance ou d’un droit de licence. Ces questions se posent souvent dans le cadre des « accords de licence avec une tierce partie », où le concédant n’est pas le vendeur des marchandises importées.
Dans certaines juridictions, les tribunaux appelés à statuer semblent interpréter cette notion fondamentale comme un droit strict, juridiquement contraignant (c’est le cas des États-Unis et de l’Afrique du Sud). D’autres juridictions (comme quelques États membres de l’UE et la Nouvelle-Zélande) ont une interprétation plus large de la « condition de la vente » et estiment qu’elle peut être sous-entendue en examinant certains facteurs tels que le lien entre les parties. Suivant cette dernière interprétation, il est tout à fait envisageable que le non-paiement de la redevance ou du droit de licence aboutisse à une incapacité d’achat des marchandises importées, ou même à l’impossibilité pour le vendeur de faire en sorte que les marchandises soient fabriquées, et cette éventualité peut alors être considérée comme une « condition de la vente ».
La pratique commerciale habituelle afférente aux mesures de « protection de la marque » fait que les concédants interviennent dans une grande mesure dans la sélection, l’approbation et le statut à plus long terme des fabricants, ce qui complique encore la donne. Certaines juridictions voient dans ces mesures un lien entre les accords de licence et les accords de vente, même s’il n’existe pas de relation contractuelle. Une autre approche adoptée par d’autres juridictions consiste à redéfinir la redevance ou le droit de licence comme un apport, qui ne doit pas satisfaire au critère de la « condition de la vente ». Il est particulièrement ardu de rapprocher ces deux points de vue, dans la mesure où ils sont totalement opposés.
Frais de gestion et autres services
Compte tenu de l’expansion des activités commerciales à travers les frontières, certains modèles industriels se basent sur l’idée que l’importateur peut recourir au vendeur ou à une autre partie afin que ces derniers lui apportent un soutien et un conseil. L’importateur pourrait, par exemple, être un distributeur ou un franchisé à responsabilité limitée. Dans les deux cas, il pourrait s’en remettre au vendeur ou à une partie liée au vendeur afin que ces derniers lui fournissent des services de gestion ou un autre type d’appui. Si un tel arrangement de sous-traitance est centralisé, on parle alors de « modèle de services partagés ».
Le paiement compensatoire par l’importateur des charges en découlant pourrait facilement poser quelques problèmes en matière d’évaluation en douane. Ces charges pourraient être considérées comme une partie intégrante du prix effectivement payé ou à payer ou comme étant imposables au titre de l’article 8, que ce soit comme redevances ou comme produits d’une revente ultérieure. À cet égard, l’adoption par le Comité technique de l’avis consultatif 4.17, qui détermine que les redevances payées au titre du contrat de franchise ne sont pas imposables, s’est avérée très utile. Malgré tout, la nature imposable des charges et frais séparés pour conseils de gestion ou autres services continuera de soulever des questions.
Bases de données en matière d’évaluation et prix de référence
Depuis plus de six ans, l’ICC ne cesse de s’inquiéter de l’utilisation abusive des « bases de données en matière d’évaluation ». Il s’agit de tableaux externes, organisés habituellement sur la base du classement tarifaire et attribuant une valeur prédéterminée aux différentes positions tarifaires. Les autorités douanières se réfèrent à ces valeurs fixes pour évaluer les marchandises importées. Conformément aux Directives du CTED, les bases de données en matière d’évaluation ont vocation à être utilisées uniquement dans des circonstances très limitées, en tant qu’outils d’évaluation des risques afin de détecter les cas de fraude douanière lors du contrôle des importations.
En réalité, ces bases de données sont souvent utilisées pour y puiser des prix de référence ou des prix minimaux, même si l’Accord sur l’évaluation l’interdit. Leur utilisation ne se limite pas aux prix établis entre parties liées : ces bases sont également appliquées aux ventes à de tierces parties, même si ces ventes sont réputées valables en soi. La prévisibilité et la transparence des régimes douaniers sont fondamentales pour assurer la fluidité des échanges commerciaux transfrontaliers et pour l’investissement. L’utilisation inappropriée des bases de données en matière d’évaluation en douane afin de fixer des valeurs mercuriales ou des prix minimaux aboutit à des retards dans le dédouanement des marchandises, à des procédures administratives lourdes et à une augmentation injustifiée des coûts du commerce.
Commerce numérique et commerce électronique
La croissance du commerce numérique et du commerce électronique a été à elle seule le changement le plus important intervenu dans les échanges internationaux au cours des trente dernières années. L’avis consultatif 23.1 sur les ventes flash a été adopté en réponse à une question qui s’est posée concernant les ventes effectuées sur Internet. De nombreux fournisseurs recourant à des plateformes de commerce électronique prévoient, en important les marchandises, de constituer des stocks d’inventaire sur les marchés locaux et, si aucune vente à l’exportation n’a effectivement lieu, il faut alors recourir aux méthodes alternatives d’évaluation en douane. Ce genre de situation constitue un vrai défi pour les opérateurs commerciaux mais aussi pour la douane. En outre, l’incertitude continue au sujet du moratoire de l’OMC sur les droits de douane sur les transmissions électroniques («moratoire sur le commerce électronique»)[3] suscite beaucoup d’inquiétude et vient s’ajouter encore au manque de prévisibilité.
Facilitation des échanges et procédures administratives
L’ICC soutient avec enthousiasme la possibilité de recourir au contrôle a posteriori et aux décisions anticipées sur toutes les questions douanières, y compris l’évaluation en douane. Ces pratiques tardent pourtant à être adoptées, ce qui pose un vrai problème.
L’Accord sur la facilitation des échanges encourage l’utilisation des décisions anticipées en matière d’évaluation et l’ICC approuve leur adoption. La publication des décisions déjà rendues offre des orientations administratives supplémentaires, non seulement pour les importateurs qui introduisent une demande de décision anticipée mais aussi pour tous les opérateurs dont les importations présentent un profil factuel ou légal similaire. De plus, les décisions peuvent être utilisées par les administrations des douanes pour diffuser une certaine position de politique générale en interne. Des dispositions spéciales peuvent être prises pour assurer la confidentialité des renseignements commerciaux qui sont effectivement examinés, conformément à l’article 10 de l’Accord sur l’évaluation en douane, afin que la publication de la décision ne porte pas préjudice à l’opérateur ayant introduit la demande.
L’ICC s’inquiète, en outre, du manque continu de pleine transparence dans certaines juridictions, où il n’existe pas de registre public complet reprenant l’ensemble des règles, règlements et décisions judiciaires. L’absence d’un tel mécanisme contrevient à l’article 12 de l’Accord sur l’évaluation en douane et va clairement à l’encontre de la notion d’une plus grande certitude, pourtant si nécessaire pour le secteur privé.
Enfin, tous les pays ne prévoient pas des régimes d’opérateurs « de confiance » ou des « couloirs voie rapide ». À la place, certains appliquent une même démarche en matière de conformité à tous les opérateurs commerciaux, quels que soient leur profil de risque ou leur désir de participer à des programmes volontaires et collaboratifs. Cette philosophie de la solution « universelle » est contraire aux principes d’une bonne gestion des risques et constitue un véritable camouflet infligé aux entreprises qui ont consenti d’importants investissements afin d’être en mesure de satisfaire à toute exigence en matière de diligence raisonnable. De fait, cette approche a souvent des effets négatifs imprévus pour les juridictions concernées : de nombreux opérateurs commerciaux y voient un obstacle non tarifaire et rechignent à procéder à des investissements directs ou à élargir leur présence dans ces pays.
Conclusion
Les questions complexes soulevées par l’évaluation en douane, et notamment celles mentionnées dans cet article, mettent en évidence l’importance du travail du Comité technique et le besoin d’orientations en vue d’une application uniforme de l’Accord. L’ICC se réjouit d’avoir participé à la 50e session du Comité et entend continuer à contribuer au succès de ses travaux futurs.
En savoir +
tom.voege@iccwbo.org
[1] Un APP est un accord entre un contribuable et une autorité fiscale, qui permet de déterminer la méthodologie à utiliser pour les prix de transfert en vue d’établir les prix dans le cadre des transactions internationales du contribuable en cause pour les années à venir.
[2] Un apport est un élément de valeur fourni directement ou indirectement au vendeur étranger, sans frais ou à un coût réduit, et qui est utilisé pour fabriquer les articles importés. Les apports sont un ajout imposable à la valeur des produits importés.
[3] https://iccwbo.org/publication/wto-moratorium-on-customs-duties-on-electronic-transmissions-a-primer-for-business/#:~:text=Since%201998%20World%20Trade%20Organization,customs%20duties%20on%20electronic%20transmissions.&text=The%20moratorium%20is%20not%20set,the%20biennial%20WTO%20Ministerial%20Conference.