Dossier

La sécurisation de la chaîne logistique numérique

14 février 2016
Par James Canham and Alexander de Voet, Accenture Global Customs Practice

La chaîne logistique numérique est le lieu où s’opère la mutation du commerce, les consommateurs et les entreprises optant pour les médias et les biens numériques ainsi que pour le commerce électronique, en lieu et place des biens physiques et des magasins traditionnels.  Les plateformes d’échange de biens en ligne et sur le « darknet », les modes de transport sans pilote (tels que les drones) et les techniques numériques de conception et de fabrication (comme l’impression 3D) constituent autant de nouveautés qui remettent en question les chaînes logistiques du commerce international fondées sur la circulation de marchandises physiques.

Cette situation change la donne pour les douanes et les services chargés de la protection des frontières qui se voient aujourd’hui confrontés à des défis de taille.  Si elles veulent garder leur pertinence et leur efficacité, les administrations douanières doivent s’adapter à cette nouvelle réalité. Elles doivent planifier, définir et mettre en place de nouveaux réseaux avec des acteurs et des partenaires différents afin de pouvoir continuer à protéger les pays et les citoyens contre les effets nocifs des produits illicites.

Voici le contexte dans lequel s’inscrit cette nouvelle chaîne logistique :

  • La combinaison de nouvelles techniques de fabrication basées sur des concepts numériques et la croissance exponentielle du commerce électronique entraînent l’émergence de modes de fabrication à petite échelle, voire personnalisée;
  • Les serveurs, les entrepôts numériques et les fournisseurs de services Internet (ISP) remplacent petit à petit les ports, les entrepôts et les transporteurs, tandis que la numérisation des marchandises et les modes de transport autonomes deviennent de plus en plus monnaie courante;
  • Les prestataires de services de paiement et les marchés en ligne sont en train de supplanter les banques et les spécialistes du financement du commerce.

Face à nouvelle réalité, et si elles veulent continuer à s’acquitter de leur mission de protection des frontières, les administrations douanières n’ont qu’une alternative : s’adapter ou risquer de rater le train de la croissance exponentielle de la chaîne logistique numérique.

Remise en question de la chaîne logistique traditionnelle

Dans une chaîne logistique traditionnelle, les services des douanes suivent les « traces écrites » et évaluent le risque au fur et à mesure que les marchandises passent du fabricant au magasin, en passant par l’entrepôt.  Une chaîne logistique numérique compte un moins grand nombre de maillons.  Afin de protéger les frontières et garantir le recouvrement des recettes, des administrations modernes doivent mettre en place de nouveaux « points d’ancrage ».  La numérisation des produits exige que puissent être identifiés l’individu qui télécharge un fichier, le marché numérique concerné ou l’acheteur qui va télécharger le fichier.  Dans le cas du transport numérique, les douanes doivent pouvoir identifier la personne en charge, ou responsable, du ou des mode(s) de transport sans pilote.

Ne pas intégrer ces nouveaux modus operandi  peut se traduire par des pertes substantielles.  On estime que l’impression 3D pourrait générer à elle seule des pertes annuelles au titre de la propriété intellectuelle pouvant aller jusqu’à 100 milliards de dollars des Etats-Unis (USD).*  Il est donc incontestable que les pertes de recettes fiscales ou douanières risquent également d’être colossales, cela allant de pair avec le phénomène selon lequel une grande partie des échanges commerciaux contournera les frontières traditionnelles, les consommateurs préférant désormais acheter et imprimer des concepts numériques là où ils se trouvent.

Des entreprises de renom, comme Ford Motor Company, se tournent vers les technologies d’impression 3D pour réduire les délais de développement, diminuer les coûts et améliorer la qualité. Nous ne sommes qu’au début d’une véritable révolution technologique, selon Ford : « Un jour, des millions de pièces détachées de voitures pourront être imprimées aussi rapidement que des journaux,  il suffira d’appuyer sur un bouton comme on appuie aujourd’hui sur le bouton d’une imprimante, ce qui permettra de gagner des mois de développement et des millions de dollars. »*

L’utilisation de moyens de transport sans pilote, comme les drones, qui sont à ce jour très peu réglementés, pose un autre type de défis sans précédent dans la lutte pour la sécurisation des frontières, étant donné qu’ils sont commandés sans fil à distance et que les informations relatives au départ, à la destination, au propriétaire et à l’opérateur de ce mode de transport ne sont pas forcément ou directement accessibles.

Alors que des camions sans chauffeur sont déjà utilisés sur des sites spécifiques, comme dans des mines, sur des terrains militaires et dans des terminaux à conteneurs, des constructeurs tels que Mercedes-Benz, Volvo et Peterbilt mettent au point des versions pouvant rouler sur route qui sont déjà testées aux Etats-Unis et en Europe.*  En outre, des sociétés actives dans le secteur de l’expédition de colis et de paquets, comme Amazon* et Deutsche Post-DHL*, sont en train d’élaborer des programmes qui permettront la livraison par drones des achats en ligne.

Les services des douanes doivent agir dès à présent et concevoir des stratégies qui permettront de limiter le commerce illicite, d’éviter les pertes de recettes, de maintenir les normes de qualité, d’empêcher la fabrication d’armes illégales et de protéger la propriété intellectuelle.  En anticipant les changements dans les chaînes logistiques, en effectuant une veille sur Internet (par exemple, en analysant le contenu des réseaux sociaux afin d’identifier les risques liés au commerce illicite), en utilisant des réseaux cellulaires pour surveiller les déplacements des véhicules autonomes et en coopérant avec des fournisseurs de services Internet (ISP) et avec des agences de sécurité, dans le respect de la confidentialité des données, les administrations douanières pourront en toute confiance se lancer dans l’aventure des chaînes logistiques numériques.

De DHL à AT&T

Alors que les fichiers numériques remplacent le fret physique et que les drones remplacent les avions, le transport des marchandises évolue pour devenir synonyme de transmission de données, rendant par là-même obsolètes les transporteurs et les aspects logistiques du commerce.  Ce sont désormais les fournisseurs de services Internet (ISP) qui jouent le rôle d’opérateurs de ces nouvelles voies commerciales numériques.

Les imprimantes 3D produisent aujourd’hui des biens et des pièces plus complexes, qui vont bien au-delà de simples prototypes.  Par exemple, un fabricant de matériel médical a intenté une action pour violation de brevet auprès de la Commission du commerce international (ITC) après l’importation et la vente par un concurrent de modèles, de données et de protocoles de traitement numériques.  Selon le plaignant, son concurrent a créé un fichier de données 3D au Pakistan et l’a téléchargé sur un serveur au Texas, où il a pu, à partir du fichier, fabriquer des appareils dentaires.

De plus, un « darknet » en pleine expansion permet à des marchandises physiques, souvent dangereuses et illicites, d’être échangées en dehors de tout contrôle par une autorité publique.  Le « darknet » est un marché sur le « dark web » : des milliers de sites web et de communautés y utilisent l’Internet public mais ne sont pas accessibles sans configurations spécifiques.  La raison d’être de la plupart de ces plateformes de vente est d’abriter des trafics de biens le plus souvent illégaux ou volés.  Selon une étude menée par des chercheurs de la Carnegie Mellon University, des criminels gagneraient 100 millions de dollars US par an en vendant des stupéfiants et d’autres produits de contrebande via ces sites web cachés.

Le transport de ces marchandises par drones ou par tout autre mode de transport autonome augmente le caractère anonyme de telles transactions commerciales.  Les organisations criminelles recourent de plus en plus à cette technologie grâce à laquelle elles peuvent transporter plus rapidement des produits de contrebande et échapper plus facilement à la justice.  L’année dernière, l’Administration de la répression du trafic des stupéfiants des États-Unis (DEA) a rapporté que « des drones transportant de la drogue avaient effectué une moyenne de 150 voyages entre le Mexique et les Etats-Unis. »*  De même, selon l’agence de presse russe TASS, « un drone artisanal lituanien intercepté en Russie…servait à faire entrer en Russie des cigarettes de contrebande ».*

Ces nouvelles menaces numériques font peser sur les fournisseurs de services Internet (ISP) des demandes et des responsabilités inattendues.  L’Institute for Homeland Security Solutions aux Etats-Unis a déclaré « avoir potentiellement mis au point des solutions économiques permettant de prévenir certains types de cybercomportements malveillants ».*  Plus récemment, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a estimé que les fournisseurs de services Internet (ISP) pourraient se voir ordonner de bloquer l’accès à des sites web proposant des contenus constituant une infraction au droit de propriété intellectuelle.

Dans le cadre de leur mission d’identification et d’interception des biens numériques illicites ou des marchandises physiques faisant l’objet d’un commerce numérique, les services des douanes doivent établir des partenariats avec les parties prenantes de ces nouvelles infrastructures.  Les administrations devraient apprendre à maîtriser ce nouvel environnement numérique en coopérant avec les fournisseurs de services Internet (ISP), la Commission du commerce international (ITC) et les autorités chargées de veiller au respect de la propriété intellectuelle, afin de définir un cadre réglementaire en la matière.

En pratique, les services des douanes devraient chercher à obtenir des informations sur les adresses IP d’origine et de destination ainsi que sur le volume et le type de données transférées, dans le respect de la confidentialité des données.  Ils devraient également établir des liens avec les centres de données qui hébergent ces informations et recourir aux techniques d’analytique des mégadonnées (big data) aux fins d’identification et d’interception du commerce illicite.  En outre, les douanes devraient mener une analyse des échanges commerciaux numériques et procéder à une évaluation, du volume des activités commerciales en ligne et des transactions effectuées par les individus, et ce afin de mieux identifier les risques.

Des banques à PayPal

Les outils de financement du commerce à court terme, comme les lettres de crédit octroyées par les banques, permettent aux chaînes logistiques traditionnelles de prospérer et d’être pérennes. L’Organisation mondiale du commerce (OMC) estime que 80 à 90% du commerce mondial dépend de ces outils, notamment les crédits commerciaux et les assurances/garanties.*  Toutefois, alors que les chaînes logistiques évoluent, de nouvelles formes de financement voient le jour.  Un service des douanes qui chercherait à surveiller des mouvements commerciaux illicites devrait coopérer avec des réseaux de paiement, tels que PayPal et les marchés numériques, étant donné que ceux-ci commencent à remplacer les intermédiaires bancaires traditionnels.

Dans un environnement de commerce numérique, les fichiers échangés atteignent leur destination en quelques secondes.  Le calcul des droits de douane peut s’effectuer au lieu et au moment de la vente par le truchement d’une société de carte de crédit ou d’un service de paiement en ligne, comme PayPal – ce qui revient à envoyer aux oubliettes les lettres de crédit et autres garanties.  Les administrations douanières doivent également repenser la notion de frontière.  Ainsi, les douanes doivent déterminer si le lieu où un concepteur a physiquement téléchargé un fichier numérique ou si l’endroit où un drone a pris livraison de sa charge doit être considéré comme le pays d’exportation.

Comment sécuriser l’avenir numérique

Certaines administrations douanières réfléchissent désormais au rôle qu’elles pourraient être amenées à jouer dans cette nouvelle ère numérique.  Pour autant, toutes n’ont pas encore pris la mesure de la menace que représente la chaîne logistique numérique.  La gamme des biens créés et acheminés à l’aide du numérique ne va cesser de croître, tout comme leur degré de sophistication.  La chaîne logistique numérique va également faire intervenir tout un ensemble de nouveaux acteurs qui seront parties prenantes à cette évolution, comme les fournisseurs de services Internet (ISP), les fabricants d’imprimantes 3D et de véhicules autonomes, les créateurs de fichiers numériques, les concepteurs d’outils de financement du commerce, et les boutiques en ligne.

Le développement de la chaîne logistique numérique remet en question les chaînes d’approvisionnement traditionnelles.  Désormais, si elles veulent garantir la sécurisation des échanges commerciaux, c’est vers une nouvelle catégorie de partenaires que les douanes doivent jeter des passerelles.  Elles devront mettre en place une coopération avec les organes de réglementation nationaux et internationaux qui portera sur les politiques commerciales et de transport et sur les questions relatives à la protection de la vie privée et au partage du renseignement, l’objectif étant de définir un cadre général de réglementation de la chaîne logistique numérique.  Dans un second temps, les administrations douanières pourront prendre l’initiative de concevoir des solutions technologiques et des processus collaboratifs avec leurs nouveaux partenaires numériques,  à savoir les fournisseurs de services Internet (ISP), les marchés en ligne et les plateformes de paiement.

En agissant dès à présent, les douanes pourront définir les priorités et jouer un rôle de premier plan dans la sécurisation de cette nouvelle chaîne logistique numérique.

*Les auteurs tiennent toutes ces références à la disposition du lecteur.

 

En savoir +
james.canham@accenture.com
alexander.de.voet@accenture.com

Qui sommes-nous ?
James Canham est Managing Director, responsable de Accenture’s Global Customs Practice.  Alexander de Voet intervient chez Accenture en tant que consultant et spécialiste des nouvelles chaînes logistiques et de leurs répercussions sur le secteur douanier.