Dossier

ONE Record : un tournant dans la numérisation des données sur le fret aérien

22 février 2019
Par Henk Mulder, Directeur du fret numérique, Association internationale du transport aérien (IATA)

L’introduction de l’échange de données informatisé (EDI) il y a un demi-siècle a marqué l’avènement d’une nouvelle ère dans l’automatisation des opérations commerciales. Deux décennies plus tard, dans les années 80, les normes ont commencé à converger vers la norme de l’EDIFACT/ONU qui posait les bases de l’échange de données entre entreprises au niveau mondial. Aujourd’hui, 95 % des documents échangés par voie électronique dans le domaine du fret aérien utilisent le « dialecte » EDI appelé Cargo IMP (de l’anglais interchange message procedures ou procédures d’échange de messages) ou son descendant et successeur, Cargo XML.

Je travaille comme ingénieur depuis les années 80 et, bien que je chérisse les technologies de ces années, je suis quelque peu choqué de constater que le secteur du fret aérien en soit encore à utiliser la messagerie EDI et n’ait toujours pas assimilé les technologies web telles que la publication et le partage de données. Après quelque 30 ans d’existence, ces dernières n’ont, après tout, plus rien de nouveau. Compte tenu de la complexité du transport mondial et des chaînes logistiques, le paradigme de messagerie EDI est tout simplement inadapté. L’EDI n’a jamais été conçu pour être utilisé à cette échelle et ses faiblesses font obstacle à l’innovation dans le secteur mondial de la logistique.

Par exemple, lorsque deux scandinaves, Niklas Zennström et Janus Friis, ont mis au point Skype en 2003, ils ont exploité les capacités d’échange de données gratuites du web, sonnant le glas de la bonne vieille téléphonie telle que nous la connaissions. Ces énormes innovations de rupture brillent par leur absence dans le secteur de la logistique et du transport qui continue de recourir aux formulaires papier et porte-blocs. Cela dit, je n’ai pas encore rencontré un seul professionnel du secteur qui ne partage pas ma frustration, ce qui est plutôt de bon augure. Nous voulons tous numériser le fret.

La spécification ONE Record de l’Association internationale du transport aérien (IATA) sert justement à ça : à numériser le fret. Pour faire court, en utilisant la puissance et la simplicité du web, un opérateur peut saisir les données sur les marchandises sur un serveur et faire en sorte que le système de son partenaire commercial ait accès à ces données en cas de besoin. Cette approche n’a rien de provisoire ou d’expérimental ; elle incarne précisément la manière dont les industries numériques fonctionnent. Prenons le secteur de l’édition. Si vous lisez le présent article sur un navigateur, c’est que vous venez d’accéder à des données sur un serveur contrôlé par l’OMD. Et je peux vous assurer que l’OMD ne vous a pas envoyé de message EDI avec l’article.

Le ONE Record en quelques mots

Comment s’y prendre pour partager les données via le web ? Supposons que nous voulions faire une réservation pour le transport de marchandises auprès d’une compagnie aérienne. Nous pourrions créer une page web consignant tous les détails du fret et dont l’URL pourra ensuite être envoyée à la compagnie. Or, plusieurs constats s’imposent :

  • tout d’abord, la ligne aérienne demandera que la page web suive un certain format, afin que son propre système de réservation puisse extraire les données automatiquement, ce qui veut dire, en somme, qu’il faut se mettre d’accord sur la structure ou le modèle de données afin que chacun puisse comprendre les informations soumises.
  • ensuite, si la page web ne peut être lue que par le système informatique, cette solution ne se révèle plus aussi intéressante et il faudrait alors envisager plutôt de déposer un fichier de données sur un serveur.
  • de surcroît, nous nous poserons la question de savoir comment garantir que seule la compagnie aérienne consulte les données fournies et personne d’autre, ce qui signifie qu’il nous faudra prévoir des restrictions et un mécanisme de sécurité.
  • enfin, les ingénieurs voudront savoir comment accéder aux données sur le serveur de l’expéditeur, ce qui veut dire qu’il doit y avoir une interface de programmes d’application, ou API, bien définie afin qu’ils puissent « intégrer » l’accès aux données à leur système.

C’est justement ce que fait ONE Record : offrir une norme pour un modèle de données, garantir la sécurité des données et fournir une API commune pour le partage de données.

Modèle de données ONE Record

Le modèle de données ONE Record a été conçu pour s’articuler autour des données plutôt qu’autour des documents. Comparez deux documents de transport, comme une lettre de transport aérien et une lettre d’instruction de l’expéditeur, par exemple, et vous verrez que bon nombre des informations qui y figurent sont les mêmes. Même expéditeur, même destinataire, même origine, même destination, même marchandises, etc. Les répétitions abondent.

C’est la raison pour laquelle le modèle de données ONE Record est axé sur les données, c’est-à-dire qu’il se focalise sur les données communes plutôt que sur les documents sur lesquels ces données peuvent apparaître. Étant donné que les documents représentent encore et toujours le pilier de base de la logistique et du transport, le modèle de données prévoit aussi des modèles de données documentaires, bien évidemment, mais uniquement en bout de processus et non en son centre.

Ontologies

Comme le savent tous les professionnels du secteur du fret, il existe déjà de nombreux modèles de données pour le transport de marchandises. Le Modèle de données de l’OMD, le modèle CEFACT-ONU et le Cargo XML propre à l’IATA sont des fondements solides pour les systèmes de transport de fret et de la logistique. Il existe encore plusieurs autres modèles de données à travers le secteur. Comment s’associent-ils les uns aux autres ? Aujourd’hui, nous recourons à des systèmes informatiques pour traduire ces modèles de données et pour établir une interface entre eux.

ONE Record suppose qu’il n’y aura jamais de modèle de données unique et il se centre, à la place, sur les ontologies. Une ontologie est essentiellement un « langage » assorti de ses propres signifiants et règles. L’ontologie de ONE Record décrit le langage du fret aérien. Il existe, ou il existera à l’avenir, d’autres ontologies pour d’autres modes de transport de marchandises ou d’autres parties de la chaîne du transport.

Une ontologie, si elle est bien conçue, est pleinement auto-explicative. En somme, deux systèmes informatiques utilisant deux ontologies différentes devraient pouvoir interagir parce qu’ils peuvent retrouver leurs signification et contexte ontologiques respectifs. Dans un avenir où chaque élément de notre vie sera sous-tendu par des systèmes numériques, de telles approches ontologiques deviennent une nécessité.

La sécurité

Le concept de partage de données pose certains défis en matière de sécurité des données. Comment nous assurer pleinement que les parties non autorisées ne puissent pas accéder aux données de fret partagées sur le web ? Comment nous assurer que les données émanant d’une tierce partie proviennent effectivement de cette partie et ne soient pas une sorte de copie falsifiée ? ONE Record établit plusieurs couches de sécurité : en premier lieu, tout opérateur économique utilisant ONE Record devra s’inscrire auprès d’un registraire autorisé et recevoir un certificat électronique prouvant son inscription ; deuxièmement, en utilisant ce certificat, il pourra ensuite configurer l’accès octroyé à une autre partie ; troisièmement, le fournisseur d’information déterminera quelles sont les données auxquelles cette tierce partie aura accès.

La norme API

Les systèmes de logiciels sont avant tout conçus et construits à partir de composants existants. Un architecte de logiciels choisit les éléments de base et un ingénieur s’occupe ensuite de les « assembler ». Le terme technique pour cet assemblage est « interfaçage » et, pour simplifier ce processus, les fournisseurs de logiciels équipent ces composants d’API qui jouent en quelque sorte le rôle de prises ou de connecteurs ; il ne reste plus à l’ingénieur qu’à établir les bonnes connexions à l’API.

Dans la pratique, les systèmes web disposent de leurs propres API et chaque nouvelle connexion entre deux systèmes exige un effort d’intégration de ce type. Voilà qui limite la croissance des réseaux de systèmes puisque chaque nœud supplémentaire doit passer par cette intégration. ONE Record propose une solution à cet égard en spécifiant une API commune pour toutes les plateformes de partage des données. Vu sous cet angle, ONE Record ressemble un peu au port USB d’un ordinateur portable : il est possible de connecter n’importe quelle plateforme de partage de données ONE Record à une autre sans devoir passer par l’étape d’intégration du logiciel.

Gestion numérique

Le monde évolue rapidement pour devenir un environnement où les « natifs numériques » contrôlent nos entreprises. Or, ils ne se préoccupent pas de la manière dont l’information est véhiculée entre entreprises, ni même du système qui pourrait être utilisé pour ce faire. Dans un monde numérique, les données sont omniprésentes : elles sont facilement disponibles, partout et sous le format souhaité, quel qu’il soit.

Lorsqu’on parle de l’économie 4.0 et de la perturbation numérique, on se réfère typiquement à des modèles d’entreprise qui ont remodelé les anciens processus opérationnels. Le fait que les marchandises doivent être fabriquées, entreposées et expédiées à travers des chaînes logistiques longues et complexes n’entre pas vraiment en ligne de compte pour les utilisateurs finaux. Les choses doivent se trouver là où elles doivent se trouver. Les entreprises actives sur le marché du commerce électronique suivent déjà cette logique, en envoyant des marchandises à des endroits proches des consommateurs, avant que ces mêmes consommateurs ne ressentent le besoin d’acheter une nouvelle paire de baskets, un bouquet de fleurs pour marquer un anniversaire ou un médicament contre la grippe qu’ils n’ont pas encore attrapée.

Le monde numérique ne tourne qu’autour des données. Des données pour localiser les produits, des données pour prévoir vers où les marchandises seront transportées et quand, des données sur la personne qui en aura besoin, quand et où. Un accès efficace, transparent et rapide à ces données constitue donc une condition sine qua non. ONE Record représente une étape importante sur la voie vers un monde numérique pour la logistique et le transport.

ONE Record : où en sommes-nous?

Sous la férule de la Cargo Service Conference (CSC) de l’IATA, qui réunit les compagnies aériennes membres de l’association, un groupe d’action spécifique a été créé début 2018 regroupant toutes les parties prenantes du secteur du fret aérien, y compris l’OMD en tant qu’observateur. Ce groupe a mis au point une première spécification de ONE Record qui sera approuvée lors de la prochaine réunion de la CSC en mars 2019.

Les concepts de partage de données ONE Record ont déjà été mis à l’essai dans le cadre d’une expérience pilote impliquant un transporteur, un transitaire et des lignes aériennes. L’IATA a également organisé un hackathon où 50 programmeurs se sont réunis pour tester l’API ONE Record et mettre au point des prototypes rapides d’outils numériques. Ces expériences pilotes et ces tests se poursuivront en 2019. L’IATA coopère également avec le Digital Logistics and Transport Forum de l’Union européenne (UE) et est en train de planifier la mise au point d’un environnement de partage de données multimodal.

Autre fait important, l’IATA et l’OMD coopèrent depuis longtemps déjà sur la question du « fret électronique » et sur les normes de données et le moment est venu pour les deux organisations d’associer leurs efforts sur les normes articulées autour du partage de données sur le web. Bien que les deux organisations aient vu le jour plusieurs décennies avant l’avènement des technologies et de l’économie numériques, toutes deux ont incontestablement la capacité de rassembler toutes les parties prenantes pour construire des normes solides pour l’avenir…. Un avenir numérique, bien sûr !

 

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mulderh@iata.org