L’analyse scientifique de l’ivoire saisi montre que le Mozambique et la Tanzanie sont des sources majeures d’ivoire illicite

Panorama

La Douane chinoise déstabilise une importante organisation de trafic d’espèces sauvages

22 février 2019
Par l’Environmental Investigation Agency, Royaume-Uni

Bonne nouvelle pour la faune sauvage en ce début d’année : les autorités chinoises ont annoncé l’arrestation et le rapatriement d’un gros trafiquant d’ivoire, marquant l’aboutissement d’une enquête de grande envergure menée par le bureau de lutte contre la contrebande de la Douane chinoise qui a permis de déstabiliser deux grands réseaux de trafiquants d’espèces sauvages.

L’opération chinoise trouve son origine dans des informations confidentielles fournies par l’Environmental Investigation Agency (EIA), organisation non gouvernementale établie au Royaume-Uni qui se consacre à la lutte contre la criminalité environnementale et qui, depuis plus de deux décennies, recueille et analyse des renseignements sur le rôle de la criminalité organisée dans le trafic des espèces sauvages.

Trafic d’ivoire : une grave menace pour les éléphants

Le trafic d’ivoire reste une menace majeure pour les éléphants. En 2016, l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) a indiqué que 93 000 à 111 000 éléphants d’Afrique étaient morts entre 2006 et 2015. Cette diminution de population est la plus importance de ces 25 dernières années.

L’UICN a également constaté que la région la plus touchée par le braconnage était l’Afrique de l’Est, essentiellement en raison de la forte diminution du nombre d’éléphants en Tanzanie (plus de 60 %). Au Mozambique, pays voisin, la population d’éléphants a également été réduite d’environ 25 %, principalement en raison d’un braconnage important dans le nord. Dans l’ensemble, le braconnage des éléphants en Afrique se poursuit à un rythme inquiétant ; les éléphants meurent davantage de ce phénomène que de causes naturelles.

Sur la trace des concombres de mer

Des recherches et des enquêtes approfondies menées par l’EIA entre 2014 et 2017 ont permis d’obtenir des informations uniques sur le rôle d’une importante organisation criminelle chinoise impliquée dans le trafic d’ivoire d’éléphant de l’Afrique de l’Est vers Shuidong, dans la province du Guangdong, au sud de la Chine. Un lien étroit entre le commerce de certains produits de la mer et le trafic d’ivoire est rapidement apparu.

© Environmental Investigation Agency
Le concombre de mer est menacé par la surpêche qui s’explique par la demande croissante de ce mets délicat très prisé. © Environmental Investigation Agency

Des marchands de Shuidong, à l’origine actifs dans le commerce des concombres de mer et des vessies natatoires, se sont diversifiés et se sont tournés vers le commerce illicite et lucratif de l’ivoire et d’autres produits tirés d’espèces sauvages, tels que la corne de rhinocéros et les écailles de pangolin. En remontant les pistes d’enquêtes menées en Tanzanie sur des marchands de concombres de mer de Shuidong, l’EIA est tombée en 2016 sur trois grands trafiquants d’ivoire au Mozambique, Ou Haiqiang, Xie Xingbang et Wang Kangwen, qui ont tous été arrêtés par la Douane chinoise ces deux dernières années.

Modes opératoires

Criminalité organisée

L’organisation de Shuidong présentait plusieurs caractéristiques de la criminalité organisée : investissements financiers considérables, sophistication des techniques et des itinéraires de contrebande, organisation d’expéditions multiples, recours à la corruption, blanchiment d’argent et commerce de plusieurs produits et espèces tels que l’ivoire, les pangolins, la corne de rhinocéros et les vessies natatoires. Pour ses activités, l’organisation devait établir des relations avec des « personnes de confiance » locales et des fonctionnaires corrompus. Elle versait ainsi des pots-de-vin aux agents des douanes et aux responsables portuaires pour s’assurer que l’expédition se ferait en toute sécurité et que les marchandises ne seraient pas examinées. Des membres de l’organisation ont admis que les fonctionnaires corrompus pesaient eux-mêmes les marchandises et calculaient leur pot-de-vin en fonction du poids de l’ivoire expédié.

Méthodes de dissimulation

L’organisation dissimulait plusieurs tonnes d’ivoire dans des conteneurs contenant différents produits licites. Selon Xie Xingbang, il est essentiel de bien choisir la marchandise légitime qui sert à dissimuler l’ivoire (le filler) afin de ne pas éveiller les soupçons au point d’exportation ou d’importation. L’organisation utilisait notamment à cette fin des granulés de plastique, des coquillages, des arachides et des feuilles de thé. La nature de l’activité du destinataire est également un facteur important, car elle apparaît sur les documents d’expédition.

Pas de détention

L’organisation de Shuidong opérait avec prudence et limitait autant que possible les manipulations de l’ivoire ; elle employait des personnes locales qui étaient chargées de collecter et stocker les défenses. Elle dérogeait à cette règle de conduite uniquement lorsqu’il s’agissait d’examiner les défenses d’ivoire avant l’expédition, pour s’assurer de la qualité du produit acheté. Mais ces inspections étaient étroitement contrôlées.

Routes commerciales

L’organisation choisissait avec soin ses itinéraires. Considérant que le transport direct de l’Afrique vers la Chine était trop risqué, elle avait choisi plusieurs ports de transit, parmi lesquels Mombasa (Kenya), Singapour, Busan (Corée du Sud) et Hai Phong (Viet Nam). Elle avait placé des complices, parmi lesquels des fonctionnaires corrompus et des agents de fret, à différents points stratégiques tout au long de la chaîne commerciale, ce qui lui permettait d’avoir la main sur l’itinéraire.

Flux d’argent illicites

Tous les paiements en Afrique étaient effectués en dollars américains, et l’organisation utilisait des bureaux de change clandestins chinois établis à Dar es Salaam (Tanzanie) et à Pemba (Mozambique). Les sommes étaient versées en yuans sur des comptes en Chine, après quoi les bureaux de change locaux en Afrique étaient informés et fournissaient l’argent liquide en dollars.

Substitution du connaissement

© Environmental Investigation Agency
Une partie des 2,3 tonnes d’ivoire montrées aux enquêteurs de l’EIA par l’organisation de Shuidong. © Environmental Investigation Agency

En avril 2016, l’organisation de Shuidong a utilisé un conteneur de 40 pieds pour transporter 2,3 tonnes d’ivoire (provenant de plus de 340 éléphants) dissimulées dans des granulés de plastique gris pesant au total 21 tonnes. D’après les informations fournies sur le connaissement, le conteneur contenait « 960 sacs de plastique ». Chargé sur un cargo au port de Pemba, il a transité sans encombre par les ports de Mombasa, Singapour, Busan et Hong Kong afin d’être acheminé vers Shuidong en Chine continentale, où l’ivoire était stocké en toute sécurité pendant que divers acheteurs étaient contactés. Une fois le prix convenu et le paiement effectué, les acheteurs chargeaient les défenses dans une flotte de SUV pour les transporter au départ de Shuidong.

L’organisation de Shuidong avait recours à des agents de fret complices qui présentaient des documents frauduleux pour le dédouanement le long de l’itinéraire. Ces agents étaient chargés de substituer le connaissement pour dissimuler l’origine du conteneur et l’identité de l’expéditeur et du destinataire. Deux connaissements étaient utilisés afin de « casser l’itinéraire » : sur le premier connaissement, émis au port d’exportation, un port de transit était faussement qualifié de destination finale ; sur le second, établi au port de transit, la destination finale correcte était indiquée. De cette façon, les marchandises étaient exportées vers une destination qui n’était en fait qu’un point de transit, et ensuite réexportées vers la destination finale sous le couvert d’un « nouveau » connaissement. Les agents de fret complices choisis par l’organisation de Shuidong pour opérer la substitution n’avaient généralement pas d’antécédents.

Dans le cas de la cargaison d’ivoire de 2,3 tonnes mentionnée plus haut, l’organisation de Shuidong avait prévu d’opérer la substitution des connaissements à Busan. Avec un nouveau connaissement émis à Busan, la Douane de Hong Kong a dédouané ce qui semblait être une expédition de routine de granulés de plastique en provenance de Corée du Sud. En septembre 2016, l’ivoire était enfin arrivé à Shuidong et, en octobre 2016, des enquêteurs infiltrés de l’EIA ont été invités à Shuidong pour l’examiner, ce qui leur a permis de confirmer que l’ivoire était bien arrivé à Shuidong depuis le Mozambique.

Coup de filet

Depuis 2010, au moins 291 tonnes d’ivoire, provenant d’environ 43 486 éléphants, ont été saisies dans le monde [selon des informations publiques recueillies par l’EIA]. Environ 70 % de ces volumes saisis l’ont été lors de saisies importantes (d’un poids égal ou supérieur à 500 kg), ce qui témoigne de l’implication de groupes criminels organisés qui trafiquent de grandes quantités d’ivoire.

Trop souvent, les saisies marquent la fin des mesures de répression de la criminalité liée aux espèces sauvages, et les trafiquants continuent d’agir en toute impunité. Toutefois, après avoir mené une enquête sans précédent sur l’organisation de Shuidong, le bureau de lutte contre la contrebande de la Douane chinoise a contredit cette tendance et arrêté les principaux trafiquants, déstabilisant les réseaux criminels.

En réponse aux informations fournies par l’EIA sur l’organisation, le bureau a mené en 2017 des assauts qui ont mobilisé jusqu’à 500 agents des forces de l’ordre dans plusieurs endroits à Shuidong et dans les environs. L’un des trois acteurs clés de l’organisation de Shuidong, Wang Kangwen, a été arrêté et condamné à 15 ans de prison. D’autres opérations menées ultérieurement ont permis d’appréhender le numéro deux, Xie Xingbang, qui a été retrouvé en Tanzanie et a fait l’objet d’un rapatriement en Chine pour y être jugé. Il a été condamné à six ans de prison. Enfin, le 5 janvier 2019, il a été annoncé qu’à la suite de la diffusion d’une notice rouge INTERPOL, Ou Haiqiang avait été retrouvé au Nigéria, arrêté par la police locale et rapatrié en Chine. À l’heure actuelle, 11 suspects ont été reconnus coupables et condamnés à des peines de prison allant de 6 à 15 ans.

Les enquêtes et poursuites contre des trafiquants présumés d’espèces sauvages par la Douane chinoise, en collaboration avec les parties prenantes concernées, sont un exemple à suivre. Les récentes mesures répressives prises montrent qu’il est possible de mettre un terme à la criminalité liée aux espèces sauvages en travaillant ensemble.

Coordination au niveau mondial

Au niveau mondial, les acteurs de la lutte contre le trafic d’espèces sauvages continuent de se heurter à d’immenses défis. L’ivoire provenant des éléphants de forêt d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale devient plus attrayant pour les trafiquants que l’ivoire provenant des éléphants de savane d’Afrique de l’Est, et d’autres espèces sauvages en péril, notamment les léopards, les pangolins, les rhinocéros et les tigres, restent aussi la cible des trafiquants qui s’intéressent à certaines parties de ces animaux ou aux produits qui en sont tirés.

Il est incontestable que nombre de ces espèces sont en voie de disparition en raison du braconnage et du trafic, ce qui montre combien il est nécessaire de mener rapidement une action efficace et coordonnée, nécessité qui s’impose en particulier aux autorités douanières du monde entier.

 

En savoir +
Shruti Suresh: shrutisuresh@eia-international.org
https://eia-international.org/report/shuidong-connection-exposing-global-hub-illegal-ivory-trade